Au Nigeria, l’impossible libération des captives de Boko Haram
Source: Jean-Philippe Rémy (Maiduguri et Abuja, Nigeria, envoyé spécial) – Le Monde Afrique – 20 juin 2014
Ces quatre jeunes femmes font partie du groupe de 53 filles ayant réussi à s’échapper lors de l’enlèvement survenu à Chibok, au Nigeria. | AP/Haruna Umar
Les plus chanceuses ont sauté des pick-up ou se sont accrochées à des branches d’arbres lorsque le camion qui les transportait est tombé en panne, sur la route des camps où les insurgés les ont débarquées après un long trajet en zigzag. C’était le 14 avril, 276 lycéennes étaient tirées de leur sommeil dans leur dortoir de l’école secondaire de Chibok, au soir d’une journée d’examens, par un commando des islamistes armés du nord du Nigeria.
Ces chanceuses, les voici, accompagnées de leurs camarades qui avaient échappé à la rafle. Elles viennent d’être débarquées à Maiduguri, capitale de l’Etat de Borno, par un convoi de véhicules venant de Chibok, avec une protection policière dérisoire : des hommes apeurés qui tiraient en l’air tout le long de la demi-journée de route.
Elles sont venues terminer leurs examens
A Maiduguri, officiellement, aucune école n’est fermée. Ce serait admettre la victoire de Boko Haram. En réalité, les cours ont pris fin dans les établissements « non islamiques ». Il y a des détachements de militaires dans les collèges, et tout le monde serre les dents. Le commissaire à l’éducation de l’Etat de Borno s’en excuse, s’emberlificote dans des descriptions complexes au sujet des revendications de Boko Haram, puis admet dans un soupir : « Il fallait prendre des mesures pour éviter que le phénomène se reproduise. » Quarante et une écoles ont déjà été détruites dans l’Etat. Les élèves qui doivent passer leur brevet sont invités à rejoindre un des lycées de Maiduguri.
Les lycéennes enlevées au Nigéria par Boko Haram ont été localisées annonce l’armée nigériane | AFP PHOTO / BOKO HARAM
Commentaire (www.philippefrossard.com): Elles ne sont toujours pas libérées. L’annonce faite de leur localisation doit être interprétée avec prudence, s’inscrivant probablement dans le cadre d’une propagande électorale
Une petite revanche de coquetterie
Pour cette occasion, les filles de Chibok se sont faites belles. Robes ajustées juste ce qu’il faut, légères traces de maquillage, sourcils épilés et dessinés au crayon. Comme une petite revanche de coquetterie face à ce qui les attendait. Mais qu’on parle de la nuit de l’attaque de Boko Haram et les sourires se fanent.
Lorsque les hommes en uniforme sont entrés dans leur dortoir, toutes ont cru à une mesure de protection de l’armée. « C’était pour notre sécurité, qu’ils disaient », murmure Deborah Issayah, en vous dévisageant comme si tout étranger était désormais source de suspicion. « Quand ils se sont mis à crier Allah Akhbar, j’ai compris qui ils étaient : Boko Haram. » Les assaillants ordonnent de préparer un bagage léger. Ils prennent toute la nourriture dont ils peuvent s’emparer à la cantine. Ce sera leur ordinaire pour les jours suivants. « Du lait, des sardines », c’est ce que Deborah Issayah a mangé pendant sa brève détention.
Ses paroles ne sont plus qu’un murmure. Pourtant, au moment crucial, la jeune fille de 18 ans a eu un courage fou : après une nuit et une journée de voyage, les insurgés islamistes ont installé les filles dans un campement. « Il y avait une centaine d’hommes pour nous garder, murmure-t-elle, encore plus bas. Ils nous ont donné l’ordre de préparer notre propre nourriture, avec ce qu’ils avaient emporté à l’école. » Plus tard, chargée de laver des plats à un point d’eau, la jeune fille s’est enfuie, marchant des heures, les pieds en sang, jusqu’à ce qu’elle croise un berger en moto qui l’a cachée une nuit avant de la ramener chez les siens.
215 jeunes filles aux mains des insurgés
Au total, 57 filles se sont évadées au cours des deux premiers jours. Plus récemment, quatre d’entre elles ont faussé compagnie aux preneurs d’otages. Il reste ainsi 215 jeunes filles aux mains des insurgés qui appellent leur groupe « Jama’atu ahlis sunna lidda’awati wal jihad », qui se traduit par « groupe engagé dans la propagation des enseignements du Prophète et du djihad » et que l’on désigne plus simplement par Boko Haram (l’éducation occidentale non inspirée du Coran est proscrite).
Quand le groupe a diffusé une vidéo montrant les captives, groupées, récitant le Coran, Allen Manasseh, consultant dans le secteur agricole de Chibok, a visionné ces images jusqu’à l’épuisement. C’est un homme de bonne volonté que rien n’arrêtera. « On a travaillé jour et nuit avec les familles, constitué des listes de filles qu’on reconnaissait formellement. On en a recensé 77 sur les 119 toujours détenues. Il manque les plus âgées ou les plus grandes. Elles ont été emportées ailleurs. Mais la plupart se trouvent toujours près d’ici, dans la forêt de Sambisa. »
Les quatre évadées récentes viennent, elles aussi, d’arriver à Maiduguri. Mais juste au moment de les rencontrer, elles disparaissent. Déjà, la politique s’en mêle. Les filles sont chez le gouverneur, pour être entendues sur leur expérience. Certaines, les jours suivants, ont été envoyées à Lagos où elles ont été exhibées, le visage couvert d’un drap blanc. On ignore si leurs témoignages sont tellement embarrassants qu’ils doivent être tenus secrets, ou si des manipulations se mêlent à cette histoire qui les dépasse.
A Abuja, la capitale, plusieurs sources bien informées estiment que les demoiselles de Chibok ont été dispersées en plusieurs groupes. « Pour éviter qu’elles soient exécutées, il faudrait libérer tous les groupes d’otages en même temps », estime un diplomate. Confirmation par un Nigérian proche des services de sécurité : « A ce stade, si une opération était montée pour les libérer, on pourrait perdre un bon nombre de filles. »
Faire taire les familles
Les insurgés de Boko Haram ne sont pas loin de Chibok. Ils ont attaqué des villages tout proches, tué encore. Une dizaine de leurs militants ont été abattus par des milices locales, le 16 juin. Le chef d’état-major de l’armée, Alex Badeh, excédé de devoir rendre des comptes, a affirmé que ses troupes avaient « localisé » les filles dont le sort a ému une partie de la planète. C’était début juin. Et depuis, rien. Le gouvernement nigérian est plutôt occupé à faire taire les familles.
A Abuja, il a interdit les rassemblements quotidiens des proches des filles et de sympathisants, sous la bannière « #bringbackourgirls » (« ramenez nos filles »), sur l’esplanade de l’unité, un coin de pelouse coincé entre des avenues larges comme des autoroutes. Là, avec des chaises en plastique et deux mégaphones, objets omniprésents au Nigeria, pays de haut niveau sonore et de prise de parole publique, les parents passaient raconter leurs peines, leurs peurs, parfois leurs espoirs.
Lors de l’avant-dernier rassemblement, le 24 mai, un colonel en retraite, parent éloigné d’une famille de Chibok, a témoigné d’un malaise au sein de l’armée : « J’ai dû partir à la retraite après trente-deux ans de service. Avec presque rien. Au moins, j’ai le droit de parler. L’autre jour, un général de brigade est venu me voir pour me dire : « Arrête de protester. » L’insurrection sera réglée en trois semaines. Mais la 7e division est démoralisée. Et on ne la remplace pas, à cause de la corruption. L’argent est volé au lieu d’être dépensé pour secourir nos filles. » On le regarde comme s’il annonçait que les filles venaient d’être condamnées à mort.
Une femme en chemise rose, visage ravagé, se lève à son tour. Une moto qui pétarade couvre ses mots et son émotion. Elle doit hurler : « Mon coeur brûle, car moi, ma mère a été kidnappée un mois avant les filles de Chibok. J’espérais qu’on m’aiderait. Je n’ai aucune nouvelle. Personne ne m’aide. Nous n’avons pas de gouvernement. » Elle s’effondre sur sa chaise en plastique.
Voici à présent des parents de filles de Chibok. On leur passe le mégaphone. Ils viennent d’arriver dans la capitale après une route éprouvante. Des messieurs modestes s’excusent de ne pouvoir s’exprimer en anglais, parlent trop loin du micro. Ils demandent qu’on ne communique pas leur nom, par peur de représailles contre leurs filles. Ce qu’ils ont à dire est simple et dur :
« Les soldats, ils sont aux barrages routiers à prendre de l’argent au lieu de chercher nos filles. Alors nous sommes allés nous-mêmes dans la forêt de Sambisa. On avait des renseignements, nous sommes arrivés tout près de leur camp. Nous avons vu la poussière des véhicules de Boko Haram. Nous avons trouvé les boîtes de sardines vides qu’elles avaient mangées. Un chef local nous a dit : “N’allez pas plus loin, ils vous tueront.” Nous sommes rentrés et avons imploré les militaires de nous escorter. Pas un n’a voulu se hasarder dans la forêt. »
Mouvement « Bring back our girls »
Manifestation de soutien aux lycéennes enlevées au Nigeria, le 16 mai à Cape Town.| AFP/RODGER BOSCH
On l’applaudit, on pleure, on conspue le pouvoir politique, l’armée. Un vent de fronde souffle, canalisé par Oby Ezekwesili, une de ces grandes dames du Nigeria, ancienne ministre de l’éducation et cofondatrice de Transparency International, ayant travaillé avec Jeffrey Sachs à Harvard avant de devenir directrice Afrique adjointe à la Banque mondiale. Mise hors d’elle par l’inactivité des autorités (la présidence est allée jusqu’à traiter les parents d’affabulateurs), elle est à l’origine du mouvement Bring Back our Girls, accusé de servir de sous-marin à l’opposition pour discréditer le président Goodluck Jonathan, dans la perspective des élections de février 2015, dont on attend qu’elles se déroulent mal, très mal.
Oby Ezekwesili ne parle pas d’élections, mais de la peine de tous les parents d’otages dans un pays qui semblait jusqu’ici s’en désintéresser. Alors elle répète, comme dans une église évangélique : « Il ne faut pas rester au stade du désespoir. Nous sommes forts, car nous sommes des citoyens. » Quelques jours plus tard, cet îlot de pleurs et de colère sera emporté. Le pouvoir s’est exaspéré du fait que le monde entier se prenne de passion pour les disparues de Chibok, qui jettent une lumière crue sur la paralysie des forces armées.
Des bandes de provocateurs sont alors arrivées sur l’esplanade de l’unité, qui n’a jamais aussi mal porté son nom, des garçons musclés en T-shirt se présentant comme des volontaires venus manifester leur soutien aux otages. Leur chef, « comrade » (« camarade ») Abdullah Abdulmayeed a montré une carte de visite avec l’en-tête de la présidence nigériane. Le lendemain, des « incidents » éclatent, les chaises en plastique sont cassées, le mégaphone piétiné, une bousculade s’ensuit. Dans la foulée, toute réunion est interdite. Les parents des demoiselles perdues de Chibok sont désormais contraints au silence.
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