En Inde, les tensions entre hindouistes et musulmans repartent de plus belle

Source_ Guillaume Delacroix, envoyé spécial à Hyderabad (Inde) – Mediapart – 26 décembre 2014

Six mois après le triomphe électoral de la droite nationaliste conduite par Narendra Modi, les escarmouches entre confessions religieuses se multiplient. Les fondamentalistes hindouistes ont annoncé des milliers de conversions pour Noël. Reportage à Hyderabad, où les musulmans représentent 40 % de la population et redoutent de nouveaux affrontements.

Certains arrivent à pied, pendus à la main de leur maman, cartable au dos. D’autres surgissent d’une ruelle, juchés avec trois ou quatre frères et sœurs, sur la moto de papa. Il est neuf heures du matin, le soleil est déjà haut dans le ciel azur et l’air est frais, comme toujours en fin d’année, à Hyderabad, dans la moitié sud de l’Inde. Des nuées de gamins convergent vers une maison haute et étroite, leur école.

La cloche a sonné et la mélodie de Jana Gana Mana, l’hymne national, retentit déjà par les fenêtres ouvertes. « Tu es le souverain des âmes du peuple, Toi qui diriges le destin de l’Inde ! Victoire, victoire, victoire à Toi ! » Garçons et filles chantent les vers du poète Tagore tout en se bousculant par la porte étroite, houspillés par leurs instituteurs.

Chemisette bleu clair et cravate rayée, pantalon ou robe à bretelles bleu marine… l’uniforme est de rigueur. Ici ou là, quelques têtes sont couvertes du hijab, un voile blanc qui dissimule les longues nattes brunes. En face du bâtiment, les minarets des mosquées sont tellement proches les uns des autres que l’on pourrait presque suspendre un fil à linge entre eux. À l’arrière, ce sont les temples dédiés aux divinités Parameshwara et Ranganatha qui n’auraient qu’une main à tendre pour se toucher. Nous sommes à Old Subzimandi, le quartier de l’ancien marché aux légumes qui est aujourd’hui connu pour ses négoces de vêtements traditionnels. Les rickshaws se fraient un passage entre les motos, les livreurs et les femmes vêtues, c’est selon, de tchadors noirs ou de saris chatoyants.

Il y a deux ans, cet îlot urbain aux allures de village a vécu un cauchemar. Non loin de Charminar, le célèbre monument du cœur historique d’Hyderabad, le temple du dieu singe Hanuman a été vandalisé. Des émeutes ont alors éclaté un peu partout entre hindous et musulmans. Enfants et enseignants se sont retrouvés prisonniers dans leurs salles de classe. Le siège a duré une interminable semaine. « Les gens brûlaient des drapeaux religieux et tout le quartier s’est enflammé, on s’est retrouvés coincés, c’était l’enfer », raconte le directeur de l’école. Nous l’appellerons Javed, parce qu’il exige que l’on ne publie ni son nom, ni sa photo. « Ce serait trop risqué, pour moi comme pour mes voisins », dit-il.

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Charminar, le centre historique d’Hyderabad © Guillaume Delacroix

Javed a la quarantaine. Il a fondé l’établissement sur les deniers de sa famille il y a une bonne décennie de cela. Il ne supportait plus de voir les enfants travailler dans les échoppes du coin et, aussitôt ses études d’ingénieur achevées, il a acheté une maison en ruine qu’il a retapée, puis une deuxième, et une troisième, afin d’ouvrir une école privée.

Sa recette ? Encaisser des frais de scolarité deux fois moins élevés que dans les autres écoles alentour. Succès garanti. Aujourd’hui, pour un minimum de 150 roupies par mois (l’équivalent de 2 euros), près d’un millier de gamins sont scolarisés chez lui. Filles et garçons s’assoient sur les mêmes bancs, ce qui n’est pas sans faire grincer les dents de certains parents. Ils sont à 98 % de confession musulmane. « On ne pratique aucune discrimination mais c’est ainsi, les hindous nous confient rarement leur progéniture », observe Javed. « Ces temps-ci, tout est calme, mais le quartier reste sensible et il suffirait d’une étincelle pour que tout explose à nouveau, à tout moment. »

Six mois après le triomphe électoral du parti nationaliste hindouiste Bharatiya Janata Party (BJP) et l’arrivée de Narendra Modi au poste de premier ministre, aucune tension n’est apparente dans les rues de Hyderabad. Pourtant, certains trouvent que le climat se détériore dans cette agglomération de 9 millions d’habitants, où la proportion de musulmans est parmi les plus importantes du pays avec Srinagar et Lucknow (40 %, comparé à une moyenne nationale de 13,4 %).

« On est un peu tiraillés », concède Javed. « D’un côté, Modi se démène pour convaincre qu’il est en train de réformer le pays au bénéfice de toute la population ; de l’autre, ses partisans font la promotion de l’Hindutva comme jamais. C’est assez difficile de s’y retrouver. » En français, on dirait « hindouïté » pour désigner cette pensée qui exalte la fierté hindoue bafouée par des siècles d’occupation moghole, puis britannique.

D’après Javed, les choses sont « en train de sérieusement changer » et la droite qui est au pouvoir au niveau fédéral se sent pousser des ailes pour faire tomber des bastions locaux tenus par le parti du Congrès ou par ses alliés. Après avoir gagné le Rajasthan et le Maharashtra, le BJP est arrivé en tête, le 23 décembre, au Jharkhand, tout en obtenant le meilleur résultat de son histoire au Jammu-et-Cachemire… Prochaines cibles : Delhi et l’Uttar Pradesh, où des scrutins sont programmés début 2015 et courant 2016. Le parti du premier ministre est par ailleurs soupçonné d’être à l’origine de la récente déstabilisation du Bengale-Occidental, où des membres du gouvernement régional sont poursuivis en justice, alors que se profilent, là aussi, des élections dans un peu plus d’un an. « On dirait que ses militants cherchent à soulever des problèmes communautaires pour en tirer bénéfice dans les urnes », murmure Javed.

Des conversions en masse annoncées pour Noël

Il faut dire que l’actualité est hélas plutôt riche en ce moment. D’abord, il y a eu ces éloges étonnants à l’assassin du Mahatma Gandhi, le 12 décembre. Un député du BJP a loué le « patriotisme » de Nathuram Godse, qui était membre du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), le Corps des volontaires nationaux, mouvement idéologique dont le BJP est la branche politique. Le député en question a été prié de présenter ses excuses mais ses proches ont soufflé sur les braises en affirmant qu’ils allaient élever des statues à l’effigie du tueur de l’apôtre de la non-violence, dans au moins cinq villes d’Inde.

Ensuite, une affaire d’une tout autre ampleur a éclaté. Alors que l’on apprenait la conversion présumée forcée de trois cents musulmans à Agra, le 12 décembre, puis d’une centaine de chrétiens au Gujarat, le 20 décembre, le RSS a annoncé que des milliers de familles chrétiennes et musulmanes allaient se convertir à l’hindouisme le jour de Noël, à Aligarh, en Uttar Pradesh.

Baptisée « Gher Wapasi » (« Retour à la maison » en hindi), l’opération paraît complètement téléguidée. Elle concerne des habitants des bidonvilles à qui il aurait été offert, en contrepartie, de l’argent et des cartes de rationnement. À la Chambre des députés, l’opposition a hurlé au scandale et bloqué la session parlementaire en cours, tant que Narendra Modi ne condamnerait pas publiquement de telles pratiques. Sans succès.

Publiquement, le premier ministre s’est contenté d’une visite aux députés du BJP pour les admonester gentiment. Il leur a demandé de ne pas « dépasser les limites » par des déclarations « controversées ». En coulisse néanmoins, Modi aurait manifesté son vif agacement face à toute cette agitation, alors que des réformes de premier ordre sont supposées être votées avant la fin de l’année. Et il a finalement laissé sa ministre des affaires étrangères, Sushma Swaraj, appeler à l’apaisement. « La démocratie, la diversité, la non-violence et la tolérance devraient être partie intégrante de notre boîte à outils pour résoudre les conflits de ces jours-ci », a déclaré cette dernière dimanche 21 décembre lors d’un déplacement à Goa. « Le génie de l’Inde réside dans sa capacité à englober les nombreuses cultures avec lesquelles elle entre en contact. »

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K. Lalita et M. Sashi Kumar, dirigeants de l’ONG Yugantar © Guillaume Delacroix

Depuis ses minuscules bureaux de Barkatpura, un quartier résidentiel de Hyderabad, Sashi Kumar juge ces événements sans équivoque, quoi que puissent dire les membres du gouvernement. Directeur de Yugantar, une ONG qui milite pour la justice et l’équité, Sashi Kumar nous reçoit en compagnie de sa secrétaire générale, K. Lalita, une militante féministe de réputation nationale, spécialiste des droits des minorités.

« La séquence politique qui se déroule actuellement est extrêmement grave », estime-t-il. « Modi a du mal à contrôler ses partisans les plus virulents, lesquels se permettent de faire des déclarations qu’ils n’auraient jamais faites l’année dernière. En apparence, il ne maîtrise pas la situation alors qu’ils ne sont qu’un tout petit nombre à jeter de l’huile sur le feu. Cela m’incite malheureusement à penser qu’il est sans doute d’accord avec leurs agissements. »

Derrière ses petites lunettes, Sashi Kumar a le regard quelque peu désabusé. Il rappelle que la Constitution indienne autorise les conversions de masse et qu’il n’y a donc pas de problème en soi… Sauf si l’enrôlement s’effectue de force, en échange de quelque chose. « Si la distribution de cartes de rationnement est avérée, on est en présence d’un détournement d’argent public », fait-il observer crûment.

Cela donne naissance à des marchandages sidérants, ajoute-t-il : « En proposant aux musulmans de changer de religion, les hindous du RSS leur laissent la liberté de choisir la caste qui va avec. Du coup, certains hindous de basse caste se convertissent à l’islam pour ensuite revenir à l’hindouisme, en passant dans une caste plus élevée que celle d’origine ! » Assise à ses côtés, K. Lalita porte un regard tout aussi sévère sur ces conversions. « Le BJP et le RSS appliquent les mêmes méthodes que le Congrès », selon elle : « Ils laissent des voix isolées libres de s’exprimer, quitte à ce que ces dernières soient dénuées de tout fondement, et en fonction des réactions de la population, ils prennent ensuite des décisions. Pour être clair, ils lancent des ballons d’essai. »

Des flambées de violence dans plusieurs Etats

Dans une Inde où la partition de 1947 reste une blessure ouverte pour une immense majorité de gens, ces histoires de conversions viennent s’ajouter à une polémique qui prêterait à sourire si elle n’était à la fois perverse et dangereuse. Depuis cet été, les extrémistes hindous agitent le fantasme du « love jihad », que pratiqueraient selon eux les fondamentalistes musulmans. Cette « guerre sainte par l’amour » consisterait à séduire des jeunes filles hindoues à la sortie de l’école en leur offrant des cadeaux de toutes sortes, puis après les avoir épousées, à les convertir à l’islam pour finalement les enrôler dans des organisations terroristes.

La ficelle est un peu grosse, même si, ici, les mariages inter-confessionnels sont souvent très mal vus par les familles. Il n’empêche, aussi extravagant soit-il, le « love jihad » insinue le doute dans certains esprits, au moment où des regains de violence, ceux-là très sérieux, sont à déplorer entre hindous et musulmans, souligne Javed, notre directeur d’école.

« Ici, les gens n’oublient pas le passé récent, dit-il. On parle tout le temps des pogroms anti-musulmans que Modi aurait cautionnés en 2002 au Gujarat mais, pour moi, les événements survenus à Muzaffarnagar et Shamli sont plus graves encore. Or ces faits ont été assez peu relatés, preuve que les médias indiens sont sous contrôle des amis du pouvoir. »

À l’automne 2013, alors que la campagne des législatives démarrait dans le sous-continent, une flambée de violence dans ces deux circonscriptions d’Uttar Pradesh avait entraîné le déplacement de 50 000 personnes et provoqué la mort de 62 habitants, des musulmans pour les deux tiers d’entre eux. En outre, le jour où les résultats des élections ont été proclamés, en mai 2014, deux mosquées étaient attaquées près de Mangalore, au Karnataka. Quelques semaines plus tard, des batailles de rue avaient lieu à Pune, dans le Maharashtra. En octobre dernier, c’est à Trilokpuri, dans la banlieue est de Delhi, que des incidents communautaires se sont produits, occasionnant le déploiement de la police anti-émeute, ainsi que le couvre-feu.

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Dans une classe de l’école de « Old Subzimandi » © Guillaume Delacroix

Une visite sur la colline de Banjara permet de prendre un peu de recul. C’est là, dans ce quartier chic de Hyderabad, que réside Ajay Gandhi, le directeur de Manthan, une association qui organise chaque année une vingtaine de débats publics sur des thèmes extrêmement variés, la science, la musique, la sociologie, la philosophie… Pour arriver jusqu’à Ajay Gandhi, il faut emprunter Imam Khomeini road. Sa villa se cache derrière un grand portail gris, au milieu de jardins luxuriants. « Le débat public n’est pas d’une très grande qualité en Inde, c’est pourquoi nous faisons se rencontrer des universitaires, des fonctionnaires, des policiers, des avocats, des architectes… C’est un moyen intéressant de prendre le pouls du pays », estime-t-il.

Comment va l’Inde, en cette fin d’année ? « Nous sommes dans une situation totalement nouvelle et l’élection de Modi soulève bien plus de questions qu’elle n’apporte de réponses », prétend Ajay Gandhi. « Qui sait jusqu’où le chef du gouvernement est sincère lorsqu’il appelle ses troupes à la modération ? Sur ces affaires de conversions, beaucoup de gens se lâchent et à la veille de Noël, la pression est impressionnante. » Le directeur de Manthan ne se reconnaît pas dans ce RSS qui semble prêt à payer des gens pour les convertir publiquement à l’hindouisme. « Ça, ce n’est pas l’Inde », proteste-t-il : « Et pendant que ces épiphénomènes se produisent, qui s’occupe de redresser l’économie ? »

À lire les journaux régionaux, le sujet de préoccupation majeur des habitants de Hyderabad reste pour l’heure très local. Au mois de juin, la ville est devenue la capitale d’un nouvel État, le Telangana, à la faveur de la scission de l’Andhra Pradesh. Sur insistance du parti du Congrès, les problématiques linguistiques, et non politiques ou religieuses, ont fini par prévaloir sur les cartes de géographie. « Il n’y a plus de manifestations dans les rues, on sent enfin comme une respiration dans la ville », témoigne un Français installé sur place depuis bientôt cinq ans.

En attendant que l’Andhra Pradesh se bâtisse une nouvelle capitale, deux gouvernements cohabitent à Hyderabad et la population se passionne bien davantage pour le partage de l’électricité, de la ressource en eau ou des hauts fonctionnaires, que pour les tensions confessionnelles du pays. Avec un sentiment persistant d’être toujours à part, malgré les siècles qui défilent. La région de Hyderabad, rappelle-t-on fréquemment ici, a été la dernière à intégrer l’union indienne en 1948, un an après l’Indépendance. Nizam-ul-Mulk, son dernier monarque, aurait préféré être rattaché au Pakistan mais l’armée de Nehru eut raison de ses velléités. Chaque soir, au coucher du soleil, les descendants de ses sujets méditent dans les jardins de Chowmahalla, son ultime et somptueux palais transformé en musée.

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