Source: Dan Israël – Mediapart – 31 octobre 2015
Cerné par trois prêts toxiques en francs suisses souscrits auprès du Crédit agricole, un dentiste mosellan s’est suicidé cet été. Mais alors qu’il croyait que sa famille serait à l’abri, l’assurance décès souscrite ne couvre pas les centaines de milliers d’euros de frais occasionnés par la hausse du franc suisse depuis 2008.
Le 30 juillet, Christian Thiaville, un dentiste retraité de 62 ans empêtré dans le dossier des prêts toxiques en francs suisses, a mis fin à ses jours. Et son geste a précipité sa femme dans un nouvel épisode atterrant de cette affaire. Il ne pouvait pas le prévoir, mais en se suicidant, il a contraint sa femme à devoir payer très rapidement l’équivalent de 40 % du capital restant dû dans le cadre des prêts qu’il avait contractés. Des centaines de milliers d’euros que l’assurance ne couvre pas, malgré une assurance décès qui était censée couvrir 100 % du capital restant en cas de décès ou de perte totale et irréversible d’autonomie.
À l’été 2008, le couple, installé en Moselle, avait souscrit après du Crédit agricole de Lorraine trois prêts substantiels, dépassant le million d’euros, tous fondés sur le franc suisse. Deux prêts étaient destinés à l’acquisition d’un immeuble locatif, et un autre à la défiscalisation d’une partie de leurs revenus. Mediapart avait exposé en septembre 2014 le mécanisme d’une partie de ces prêts : en 2007 et 2008, environ 250 clients se sont vu proposer une offre censément mirobolante de la banque, commercialisée par des conseillers de gestion en patrimoine indépendants. Le principal produit financier proposé, « Paradise Rock », était censé permettre de financer de « magnifiques villas de haut standing » aux Antilles, et servait surtout à accumuler les ristournes fiscales. Les clients alléchés versaient une mensualité en euros, qui servait à rembourser le capital en franc suisse et à payer les intérêts dans la même devise. Les autres produits choisis par les époux Thiaville, pour financer leur immeuble, étaient des prêts in fine, également en francs suisses. Dans ce type de prêt, l’emprunteur ne paye que les intérêts pendant toute la durée de l’opération, et rembourse le capital emprunté à la fin.
Mais un gros incident de parcours est survenu pour ces deux types de produit : la banque avait négligé la possibilité que la parité entre l’euro et le franc suisse s’effondre… ce qui n’a pas manqué d’arriver. Depuis 2008, l’euro a perdu environ 30 % de sa valeur face à la monnaie helvétique. Résultat pour les clients ayant contracté un crédit en francs suisses mais le remboursant en euros : non seulement la somme fixe qu’ils versent tous les mois en euros leur permet en fait de rembourser 30 % d’intérêts (et de capital, en cas de prêt amortissable classique) en moins ; mais surtout, le capital initial qu’ils doivent rembourser a augmenté de 30 % !
D’autres banques ont proposé des produits similaires : le Crédit mutuel, à plus de 1 000 clients, et surtout une filiale de la BNP, à 4 600 clients, ce qui lui vaut aujourd’hui d’être mise en examen pour pratique commerciale trompeuse. Nombre de ses clients, mal informés, se sont retrouvés étranglés par le poids financier de leur emprunt. De son côté, le Crédit agricole a déjà été condamné au civil en première instance, dans une quarantaine de procès fin 2014. Pas parce qu’il avait mal informé ses clients, mais en raison de la façon dont il avait commercialisé ces prêts, comme nous l’avions détaillé. Démarchage illicite, a tranché le tribunal, qui a annulé de nombreux prêts, dont ceux des Thiaville. Cela signifie qu’ils n’avaient plus qu’à rembourser le capital emprunté, en euros, et que la banque devait prendre à sa charge la perte de change, ainsi que les intérêts que le client avait déjà versés.
L’assurance prend en compte le taux de change de 2008
Mais le Crédit agricole de Lorraine a fait appel de ces condamnations. C’est ce que Christian Thiaville n’aurait pas supporté. Le jour de son suicide, il a adressé un fax au procureur de Metz, en désignant nommément le notaire et le conseiller en gestion de patrimoine qui lui avaient conseillé les prêts du Crédit agricole. « [Ils] m’ont tué, moi et ma famille. Pardon à tous », a-t-il écrit. « Mon mari s’est donné la mort à cause de ces prêts, d’une balle en plein cœur, témoigne Stéphanie Thiaville. Il avait arrêté de travailler un an plus tôt, et il avait tout programmé pour vivre tranquillement sa retraite. Si on perdait le procès, c’étaient des années de travail qui partaient en fumée. Ça le minait. En fait, nous n’étions sans doute pas dans une situation catastrophique, je savais qu’on avait suffisamment de patrimoine pour faire face. Mais lui le vivait comme un échec personnel. »
En se suicidant, l’ancien dentiste pensait régler du même coup les problèmes financiers de sa famille, car il avait souscrit une assurance, proposée par le Crédit agricole, auprès de CNP Assurances. Elle était censée couvrir 100 % du capital restant dû en cas de décès. Mais il était loin de se douter que le piège des prêts en francs suisses concernait également l’assurance ! Car aujourd’hui, la banque réclame à Stéphanie Thiaville plus de 416 000 euros, qui ne seront pas remboursés par l’assurance. D’après « l’inventaire des éléments successoraux » établi par la banque et consulté par Mediapart, l’assurance décès ne couvre en effet que 67 à 70 % du capital restant dû, en fonction des prêts. « J’ai été convoquée pour une réunion au siège du Crédit agricole de Lorraine, à Metz, où on m’a interdit d’être accompagnée par un notaire ou un huissier. Ils voulaient m’annoncer la mauvaise nouvelle, et apparemment négocier », raconte la veuve, qui a pour le moment refusé, et qui dénonce « une attitude odieuse » de la part de l’établissement.
Comment expliquer cette situation ? La banque refuse de s’exprimer sur le dossier, invoquant le secret bancaire, mais se dit sûre de son fait, en droit. Même si elle refuse de le confirmer, il semble bien que la veuve doive s’acquitter elle-même de la perte résultant de la hausse du franc suisse. C’est même indiqué en toutes lettres, mais fort discrètement, dans les conditions générales de l’assurance décès-invalidité de l’un des trois prêts : « Le cours de change appliqué à tout règlement de sinistre sera celui en vigueur le jour de la réalisation du crédit. »
Or, le jour de réalisation du prêt est celui où il démarre. C’est-à-dire à l’été en 2008, lorsqu’un euro permettait encore d’acheter près de 1,7 franc suisse. Aujourd’hui, ce même euro ne permet plus d’acquérir que 1,08 franc suisse… Dans l’ensemble des documents signés par le couple, on ne trouve à notre connaissance pas d’autre mention des risques potentiellement non couverts par l’assurance. Difficile pour les emprunteurs de comprendre dans quel piège ils risquaient de se retrouver… même une fois décédés. L’avocat de la famille, Arnaud Métayer-Mathieu, parle à mots choisis, mais n’en laisse pas moins percer sa colère : « Ces crédits en francs suisses poursuivent M. Thiaville après la mort. C’est un dossier qui échappe à la raison. » Ce cas semble être le premier qui concerne les assurances décès-invalidité. Cela ne sera peut-être pas le dernier.
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