Source: Tzvetan Todorov – 14 octobre 2013

Pour celui qui voudrait répondre à cette question, une autre question, préliminaire, se pose : est-il nécessaire, dans le monde contemporain, d’ajouter une force militaire aux autres formes de puissance, politique, idéologique, économique ? Ne vivons-nous pas à une époque qui voit l’extinction progressive des guerres, la disparition des agressions, le remplacement de la violence par la négociation dans le règlement des conflits – autant de preuves de notre avancée en civilisation ? Beaucoup de grands esprits du passé ont proclamé leur foi dans une progression vers la paix perpétuelle ; et l’élimination du danger de guerre entre pays européens a contribué à nourrir les rêves pacifistes au sein de la population du continent. Il suffit pourtant de se tenir informé de l’histoire récente pour constater que les conflits armés de toutes sortes, qui ont jalonné l’histoire de l’humanité depuis ses origines, sont loin de disparaître de la surface de la Terre. Quelle que soit l’explication de cet état de fait, biologique ou sociologique, le constat est irréfutable : l’esprit agressif des êtres (ou des groupes) humains ne faiblit pas. Si l’on ne veut pas subir passivement les effets de ces agressions et renoncer à ce qu’on a de plus cher, il faut être prêt à se défendre, donc disposer d’une force militaire.
Au vu du montant qu’atteignent aujourd’hui les budgets militaires de nombreux pays, on pourrait juger qu’il est superflu de chercher à écarter la tentation pacifiste. On la trouve cependant sous une autre forme chez ceux-là même qui gèrent ces budgets : non comme un constat sur l’état du monde, mais comme un horizon vers lequel s’oriente leur action. Au sein du monde occidental, et en particulier aux Etats-Unis, la sortie victorieuse de la guerre froide a fait naître ou renforcé un projet, celui de pacifier définitivement la Terre en en éliminant les méchants, en considérant donc que la violence humaine est un phénomène contingent dont il est possible de se débarrasser. En septembre 2002, à la veille de l’intervention en Irak, un document officiel de la Maison Blanche proclamait ainsi : « Aujourd’hui, l’humanité tient entre ses mains l’occasion d’assurer le triomphe de la liberté sur ses ennemis » ; il ajoutait que les Etats-Unis se chargent volontiers de cette noble mission. En mars 2006, une nouvelle version de la doctrine stratégique américaine, présentée au Congrès, affirmait que « le but suprême » de l’action de ce pays était de « mettre fin à la tyrannie dans notre monde ». Plus récemment encore, en 2008, un nouveau principe de gestion des affaires internationales a été adopté par les Nations unies, celui de la « responsabilité de protéger », formule dont le principal promoteur, l’ancien ministre des affaires étrangères australien Gareth Evans, explicitait ainsi la finalité dans le sous-titre du livre qu’il lui consacrait : Ending Mass Atrocity Crimes Once and for All, « En finir avec les crimes d’atrocité de masse une fois pour toutes ». Si l’on prend à la lettre les objectifs de ces projets messianiques, comme le font aujourd’hui ceux qu’on appelle liberal hawks, les faucons de gauche, beaucoup de sang coulera avant que qu’on ne s’approche de cet avenir radieux.

Une autre version de ce rêve pacifiste se traduit par l’espoir que le droit international et les institutions internationales vont prochainement réguler les affaires du monde. Cette vision optimiste était notamment revendiquée par le gouvernement français en 2003, à la veille de l’invasion de l’Irak. Ses dirigeants déclaraient vouloir « agir au nom de la primauté du droit » et croire que « le rôle de l’ONU est irremplaçable ». C’était oublier que le droit international, à la différence de celui qui régit la vie à l’intérieur d’un pays, n’a que la valeur d’un contrat, non celle d’une loi, car en l’absence d’une instance supra-étatique disposant de la force de contrainte, ce droit peut être transgressé à tout instant. De même, l’ONU ne peut décider d’une intervention militaire, seul peut le faire le Conseil de sécurité, et en particulier ses membres permanents qui disposent pour ses décisions d’un droit de veto ; or leur statut privilégié ne découle d’aucun principe de droit, ces pays sont simplement les vainqueurs du dernier grand conflit international, la Deuxième Guerre mondiale. L’actuel président des Etats-Unis, lui, n’oublie pas que le droit dépend de la force, et non l’inverse. Il l’a confirmé dans un discours récent, en mars 2011, justifiant l’intervention américaine dans la guerre de Libye : les Etats-Unis, disait-il, sont « le garant de la sécurité globale et le défenseur de la liberté humaine » partout dans le monde, et ils tiennent cette mission non d’un quelconque consensus international, ni d’une intervention divine, mais « en tant que nation la plus puissante du monde ».
Mais rassurons-nous : en réalité, les gouvernements des pays européens n’ont mis tous leurs espoirs ni dans la disparition progressive de toute guerre et de toute violence, de toute tyrannie et de tout crime de masse, ni dans la protection que leur assureraient le droit et les institutions internationales. Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, ils ont opté pour un moyen plus traditionnel, à savoir s’abriter derrière l’armée d’un autre pays, leur fidèle allié les Etats-Unis. L’avantage leur a paru double : d’abord, grâce à cette alliance avec l’armée la plus puissante du monde, ils échappent à tout danger ; de plus, ils allègent sensiblement leur budget militaire, réservant leurs ressources à d’autres priorités. Ils ont ainsi l’impression de bénéficier d’une sorte de voyage gratuit, free ride, en obtenant les avantages de la défense (la sécurité) sans les inconvénients (son coût). Mais ce bénéfice est-il vraiment sans aucune contrepartie ?
Le problème vient de ce que, si nous confions notre défense à un tiers, nous n’avons plus aucun droit d’exprimer un désaccord avec la manière dont cette défense est assurée – il pourrait toujours nous rétorquer que cette manière est la seule possible. Or il n’est pas sûr que l’opinion publique des pays européens approuve toutes les formes que prend cette défense. J’en prends trois exemples.
Le président Bush avait déclaré une guerre généralisée contre le terrorisme, l’un des moyens pour la conduire étant la pratique de torture au cours des interrogatoires de détenus. On sait que, au cours de l’histoire, beaucoup de gouvernements, y compris ceux des pays démocratiques, ont fermé les yeux devant les actes de torture quand ils ont jugé que les circonstances les exigeaient. Pourtant, la décision américaine représentait une innovation : c’est pour la première fois qu’un pays démocratique introduisait la torture, non seulement dans sa pratique, mais dans sa législation. Or aucun des gouvernements européens n’a exprimé publiquement la moindre réserve à cet égard, sans parler de condamnation – et pour cause : eux-mêmes étaient les bénéficiaires des renseignements extorqués sous la torture. Du reste, ils ne s’en tenaient pas à cette complicité passive, mais fournissaient tous les éléments d’information qu’on leur demandait, leurs représentants se rendaient même dans les lieux d’interrogatoire pour assister leurs collègues américains. L’indignation suscitée dans le monde par l’usage de la torture ne s’adresse donc pas au seul gouvernement américain, elle concerne aussi ses collègues européens .
Le président Obama n’a pas fermé le camp de Guantanamo, comme il l’avait promis au cours de sa première campagne électorale, en 2008 ; mais il a tiré des conclusions de l’indignation suscitée par la torture dans le reste du monde, mais aussi dans son pays. A vrai dire, ces conclusions sont assez paradoxales. Prenant acte de ce que torturer les détenus pour leur arracher des informations est choquant, il a choisi de ne plus prendre des prisonniers, mais de les exécuter d’avance. Une pratique devenue possible grâce à une avancée technologique, le perfectionnement des drones, ces missiles téléguidés à partir du territoire américain, qui frappent des individus se trouvant au Pakistan, au Yémen ou en Somalie. Les avantages procurés par cette technique d’intervention sont multiples : les drones provoquent moins de victimes que l’occupation d’un pays étranger par l’armée, ils coûtent beaucoup moins cher et ils n’exposent les militaires américains à aucun risque, puisque ces derniers ne quittent pas leurs bases situées chez eux. De fait, cette politique ne rencontre presque aucune résistance à l’intérieur des Etats-Unis, pas plus que de la part des gouvernements européens alliés. La France vient d’ailleurs de commander quelques drones, visiblement admirative des possibilités qu’ils offrent. Les raisons de s’indigner ne manquent pas, pourtant. D’abord, parce que les erreurs d’identité sont impossibles à éviter (c’est la leçon qu’on peut tirer, a contrario, de la manière dont a été exécuté Ben Laden – par un commando humain, non par un drone). Ensuite, parce que tout suspect est déclaré coupable, et tout coupable est condamné à mort, sans autre forme de procès – or on sait combien sont répandues, dans le monde du renseignement, la désinformation et la manipulation. Enfin, parce que l’explosion du drone provoque la mort, non seulement de la cible visée, mais aussi des personnes qui se trouvent à proximité. Cette pratique illustre l’élimination de toute référence au droit et la consécration de la force, elle fait penser à la guerre que se livrent les gangs criminels au sein d’une cité, en pratiquant les assassinats ciblés des chefs rivaux (sauf que les chefs terroristes ne disposent pas encore de drones).
Les Etats-Unis ont été confrontés ces dernières années à des révélations concernant leurs pratiques envers les adversaires en temps de guerre, mais aussi à l’égard des alliés en temps de paix ; celles-ci vont des crimes de guerre à l’espionnage informatique. L’activité de surveillance contribue à la sécurité d’un pays, mais, à son tour, elle ne doit pas échapper à tout contrôle. Or aucune de ces révélations n’a donné lieu à la condamnation des responsables de ces actes ; en revanche, les auteurs des fuites ont été poursuivis avec la plus grande rigueur. Deux d’entre eux s’étaient réfugiés dans des lieux extraterritoriaux, Julian Assange dans l’ambassade d’Equador à Londres, Edward Snowden à l’aéroport international de Moscou (il a obtenu depuis l’asile en Russie). Un troisième, le soldat Bradley Manning, a été arrêté, emprisonné dans des conditions dignes de Guantanamo, et il vient d’être jugé : il est condamné pour espionnage à trente-cinq ans de prison. Son plus grave crime, je le rappelle, consiste à avoir diffusé une vidéo montrant les soldats américains en train de massacrer délibérément des civils en Irak ; ces soldats n’ont jamais été inquiétés. Une fois de plus, les pays européens n’ont émis aucune protestation, ils ont acquiescé silencieusement aux persécutions subies par les auteurs des révélations, ils ont même accepté de soutenir ces mesures.

Pour résumer : l’Union européenne reste pour l’instant un protectorat de la puissance américaine, le prix de sa sécurité est son indépendance. Et alors que l’OTAN, armée américano-européenne sous commandement américain, était créée en vue de protéger le territoire de l’Europe, aujourd’hui, telle est la volonté de ses dirigeants, elle est utilisée sur des théâtres d’opérations lointains. En politique internationale, les vingt-huit nains de l’Union européenne ne constituent pas une véritable force, ils ne forment pas l’un des pôles du nouveau monde multipolaire.
Pour ces raisons, la question posée par mon titre devrait être positive : oui, l’Europe devrait devenir une puissance militaire. Plus exactement, comme je le suggérais dans un petit livre paru il y a dix ans (Le nouveau désordre mondial, 2003), devenir une « puissance tranquille ». J’entendais par là qu’elle se donne des tâches limitées : assurer la défense du territoire de l’Union, disposer d’armes de dissuasion, empêcher tout conflit armé en Europe, être capable d’intervenir ponctuellement en dehors du continent à l’appel d’un gouvernement ami ou pour interrompre un génocide en cours. D’autres tâches seraient en revanche exclues. Cette force militaire ne chercherait pas à assurer la sécurité globale dans le monde, à éliminer la tyrannie ou la terreur de la surface du globe, elle ne participerait pas au conflit éventuel entre le Japon et la Chine, l’Inde et le Pakistan, l’Arabie saoudite et l’Iran. Elle ne servirait pas non plus à conduire ce qu’on désigne par une alliance de mots contradictoire, des « guerres humanitaires », c’est-à-dire des interventions justifiées par le désir de promouvoir la démocratie et les droits humains, mais qui compromettent ces nobles idéaux par les moyens mis à leur service. La guerre est un « moyen » dont la force l’emporte sur les intentions de ses initiateurs et dont les conséquences sont imprévisibles, comme l’illustrent les résultats plus que mitigés des guerres en Irak, Afghanistan ou Libye.
Une Europe puissance pèserait beaucoup plus lourd sur la scène politique internationale que ne le fait chaque Etat membre de l’Union, c’est une évidence ; pourtant, aucune avancée dans sa formation n’a été enregistrée au cours des dix dernières années. J’ai l’impression que la résistance à cette idée provient non des populations européennes, mais plutôt des élites politiques de chaque pays. Celles-ci réagissent un peu à la manière des petites communes qui, en France, sont incitées à s’unir dans une « communauté de communes », l’intégration de plusieurs communes en une nouvelle unité : prudents, leurs maires préfèrent rester maîtres d’une entité faible plutôt que de se retrouver serviteurs dans une entité forte.
Une lueur d’espoir subsiste toutefois. Les menaces actuelles contre les pays européens ne proviennent pas d’autres Etats, mais de groupes d’individus, d’organisation non gouvernementales armées, qui poursuivent leurs objectifs par des moyens violents. Pour les combattre, les missiles et les blindés sont inappropriés, ce sont les moyens de police qui conviennent mieux : un travail de collecte d’informations, de contrôle des réseaux financiers, d’observation des suspects. Or ce travail s’accomplit plus efficacement dans le cadre national actuel car, à la différence des interventions militaires, il présuppose une grande familiarité avec l’espace que l’on veut contrôler. Il peut donc être conduit par chaque pays sans bouleverser l’architecture actuelle de l’Union, il faut simplement renforcer la coordination entre services de renseignement, organes judiciaires, décideurs politiques, et contourner de cette manière la résistance des gouvernements nationaux à abandonner leurs prérogatives. Dans ce domaine – celui des confrontations caractéristiques du monde actuel – la formation d’une Europe puissance n’est pas en contradiction avec le maintien intégral de la souveraineté nationale.
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