Au Liban, plus d’1,5 million de Syriens vivent dans des conditions catastrophiques

Source: Marie Kostrz, correspondante à Beyrouth – Mediapart – 24 septembre 2015

Les grandes agences internationales, PAM et UNHCR, sont débordées. Le gouvernement libanais limite les possibilités de travail et d’éducation des enfants. Les tensions avec la population libanaise se multiplient: après quatre années de guerre, les réfugiés syriens massivement présents au Liban n’ont comme seule perspective que de partir vers l’Europe.
De loin, c’est une mer de plastique blanche qui jure avec le vert des champs. De près, c’est une succession de tentes plus misérables les unes que les autres, autour desquelles courent des enfants pas toujours très bien habillés. Dans la Bekaa, à l’est du Liban, les camps de réfugiés informels ont au fil des mois puis des années grignoté les terres agricoles, jusqu’à faire partie intégrante du paysage. Leurs occupants ne se sont pas pour autant habitués aux conditions de vie auxquelles l’exil les soumet.

Quatre ans déjà que le conflit syrien a éclaté, souvent trois qu’ils survivent sous ces tentes faites de bric et de broc, sans que leur situation ne s’améliore. Au contraire, elle ne cesse de se dégrader, faisant la part belle au désespoir et à la frustration d’être dans l’impasse. Selon une étude réalisée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), l’Unicef et le Programme alimentaire mondial (Pam), 70 % des 1,1 million de réfugiés enregistrés au Liban vivent sous le seuil de pauvreté, soit 3 euros par jour. Ils étaient 50 % en 2014. 87 % d’entre eux sont aussi endettés (notre précédent article ici).

Chaque porte bricolée renferme donc son lot de détresse. Fardous, qui a fui Hama et la répression du régime syrien dès 2012, n’échappe pas à la règle. Tout en essuyant ses larmes, cette veuve insiste pour montrer l’intérieur de sa tente, où de minces matelas en mousse sont posés sur une natte qui recouvre la terre battue. Elle et ses cinq enfants se partagent cet espace sombre et cloisonné. Alors que Fardous a emménagé le mois dernier dans ce campement des environs de la ville de Saadnayel, elle risque déjà d’en être expulsée. « On doit payer 147 euros chaque mois pour la tente et l’électricité », se désole-t-elle. « Mais on ne gagne pas assez pour réunir cette somme. »

Au Liban, la majorité des 17 % de réfugiés logeant dans des camps informels doivent en effet verser un loyer au propriétaire du terrain où ils vivent. Une situation rocambolesque, due à l’opposition catégorique du gouvernement libanais d’établir des camps gérés par l’État et le UNHCR, comme c’est le cas en Turquie ou en Jordanie. La crainte de voir les réfugiés s’établir de manière permanente au Liban, comme ce fut le cas des Palestiniens après la création d’Israël en 1948, est en effet ancrée dans l’esprit de beaucoup de dirigeants.

rtr4m5lo-jpg-1
Des Syriens dans un camp de réfugiés situé dans la vallée de la Bekaa, au Liban © Reuters

Cette situation, couplée à l’insuffisance de l’aide humanitaire qui ne cesse de décroître, dégrade sensiblement leurs conditions de vie. « Le Pam a réduit le nombre de ses bénéficiaires et le montant de ses aides mensuelles, qui sont passées de 24 euros en 2013 à 12 euros par personne en 2015 », fait le compte Lina Abou Khaled, porte-parole du UNHCR au Liban. « C’est le prix d’un repas ici ! » Quatre ans après le début du conflit, les bailleurs sont moins généreux. Pour l’année 2015, seuls 40 % des fonds demandés par le UNHCR ont été financés.

Premières victimes de cette baisse des fonds : les enfants. « Les familles ont besoin de gagner plus d’argent, donc ils les envoient travailler », constate Turki, directeur du centre « learn and play »(« apprendre et jouer ») de l’ONG libanaise Beyond à Saadnayel. Ces derniers, qui travaillent dès huit ans, sont des proies faciles pour l’exploitation. En moyenne, un enfant gagne 5 euros pour une journée de huit heures de travail dans les champs. Le centre de Beyond essaie tant bien que mal d’apporter un peu de joie aux petits réfugiés qui vivent dans les camps des environs. Sous de grandes tentes colorées, des professeurs inculquent à des enfants débordant d’enthousiasme les rudiments des mathématiques ou de l’anglais.

« On essaie de leur faire oublier les mauvais souvenirs qu’ils ont de la Syrie, car ils ont vécu des choses très dures », poursuit Turki, qui vit lui-même dans un camp. Le but est aussi de leur donner un cadre : « À cause de la guerre, il y a beaucoup de violence entre eux, puis ça s’estompe. » Financés par l’Unicef, les centres « learn and play » de Beyond sont aussi une alternative à l’école : seulement 50 % des enfants qui fréquentent le centre de Saadnayel sont en effet scolarisés.

Au Liban, l’éducation des réfugiés syriens reste extrêmement sous-développée. Selon l’Unicef, sur les 400 000 enfants en âge d’être scolarisés, seuls 106 000 sont inscrits dans les écoles publiques. Le gouvernement libanais ne les a acceptés qu’en janvier 2015. Le nombre d’enfants en rupture avec le système scolaire est donc élevé. « On a observé qu’ils ont de fortes lacunes et surtout ne sont plus adaptés au système classique », explique Charlotte Bertal, fondatrice de l’association Yalla, qui a accueilli l’an passé 120 enfants dans son établissement à Aley, près de Beyrouth. En plus des cours, les enfants y suivent des activités artistiques et sportives. « Notre but est de les remettre à niveau pour qu’ils puissent intégrer le cursus libanais. »

Alors que la rentrée aura lieu le 12 octobre, le gouvernement n’a pas encore annoncé combien d’enfants syriens pourraient s’inscrire cette année. C’est la principale raison pour laquelle Lina, Kurde syrienne installée en banlieue de Beyrouth depuis 2011, a pensé à immigrer illégalement en Europe avant de se raviser par peur du danger : « Ma fille de six ans n’a jamais été à l’école, j’ai envie de lui donner un meilleur avenir. »

Les Syriens ne sont pas les seuls à pâtir de cette crise humanitaire. Avec environ 1,5 million de réfugiés – enregistrés ou non – dans un pays grand comme deux départements français, le Liban se retrouve avec l’équivalent d’un quart de population en plus et fait face à une crise économique majeure.

Les effets sont dévastateurs dans les régions les plus pauvres, le Akkar au nord et la Bekaa. Loin des quartiers chics de Beyrouth, ces régions rurales ont respectivement 18 et 10,81 % de leur population en situation d’extrême pauvreté, c’est-à-dire vivant avec moins de 2,2 euros par jour. Ce sont pourtant elles qui accueillent le plus grand nombre de réfugiés. En septembre 2013, un rapport de la Banque mondiale précisait que « 170 000 Libanais supplémentaires se retrouvent en situation de pauvreté alors que ceux qui étaient déjà dans ce cas tomberont encore plus bas » à cause de la crise syrienne.

Résultat : les tensions entre population hôte et réfugiée augmentent. « Les Libanais pensent que les Syriens ont accès à plus de services que les Libanais grâce aux ONG et qu’ils leur volent leur travail », résume Lubna Shaheen, responsable des ateliers de formation professionnelle au centre de l’ONG International Rescue Committee (IRC), à Deir Salloum dans le Akkar. Deux fois par semaine, une vingtaine de femmes syriennes et libanaises s’y retrouvent pour suivre des cours de cuisine dispensés par des chefs du restaurant beyrouthin Tawlet. « Le but est de diminuer la tension entre les deux communautés », précise-t-elle. « Au départ, c’est un peu compliqué, puis elles deviennent amies. »

Rabya, mère libanaise de neuf enfants, et Hayam, réfugiée syrienne, ont ainsi chacune conscience des problèmes de l’autre. « Ma vie est très dure, je ne dors que quatre heures par nuit tellement je travaille et je n’ai pas assez d’argent pour mes enfants, mais au moins je ne suis pas en exil sans pouvoir rentrer chez moi », relativise ainsi Rabya. À ses côtés, Hayam rappelle que même si c’est son vœu le plus cher, elle ne peut retourner en Syrie : « Je suis partie de Qusseir car, depuis le début des combats avec les rebelles, le régime arrêtait systématiquement ses habitants », souffle-t-elle, avant de s’effondrer. « Il y a des Libanais qui sont racistes, mais aussi certains qui sont généreux et solidaires », insiste-t-elle.

Donner envie aux réfugiés de partir ?

Si l’ONG arrive à faire tomber les barrières, « la question de l’emploi reste une tension latente », admet Cyril al-Khoury, responsable de la section « moyen de subsistance » du centre de IRC, qui crée des projets pour aider Syriens et Libanais à trouver du travail. « Les patrons libanais emploient des Syriens pour 88 euros par mois alors qu’un Libanais n’en accepte pas moins que 530, du coup beaucoup se retrouvent au chômage et il n’y a pas de solution à cela. » Selon lui, son ONG effectue le travail qui est normalement celui du gouvernement : « Il ne fait pas assez car il n’a pas beaucoup de moyens, mais c’est aussi parce que certains ministres ne veulent pas aider. »

Après avoir laissé pourrir la situation en restant extrêmement passif, le gouvernement a viré de bord fin 2014 : depuis octobre dernier, les frontières sont fermées pour les réfugiés et depuis janvier 2015, les Syriens n’ont plus le droit de travailler au Liban, sauf dans trois secteurs (agriculture, bâtiment, nettoyage), pour lesquels il leur faut un permis. Les nouvelles règles étant très strictes, 70 % des réfugiés se trouvent aujourd’hui dans l’illégalité, selon le UNHCR. « Au niveau du marché du travail, en réalité ça n’a pas eu d’effet car les Syriens continent de travailler. Par contre leur situation irrégulière les rend encore plus vulnérables à l’exploitation », souligne Anabella Skof, expert en redressement socio-économique à l’Organisation mondiale du travail (OMT) à Beyrouth.

Pourquoi le gouvernement libanais a-t-il réagi si tard ? « Il y avait l’idée générale que les deux peuples sont frères, que le Liban devait être solidaire et donc laisser le Syriens entrer », pense Anabella Skof. « Mais 2014 a été une année charnière : le poids des réfugiés a eu un impact extrêmement négatif sur la distribution de l’eau et de l’électricité, les services ont commencé à s’effondrer, il a dû réagir. » Le Liban est en effet un pays dont les infrastructures, jamais vraiment rebâties à la fin de la guerre en 1990, sont fragiles.

HongrieBarriere
Des Syriens passent sous les barbelés à Röszke en Hongrie, le 26 août 2015. © Laszlo Balogh / Reuters

Mais selon Anabella Skof, le gouvernement manque aussi de bonne volonté : « Il ne veut simplement pas que les réfugiés restent au Liban. » Un constat partagé par un humanitaire souhaitant rester anonyme : « En 2015, alors qu’il ne faisait rien avant, le gouvernement a décidé de reprendre totalement la main sur l’éducation des réfugiés parce qu’il s’apercevait notamment que les écoles dirigées par des organisations islamistes gagnaient du terrain. Mais l’accès des enfants syriens à l’école reste quand même limité et c’est un moyen pour qu’ils ne s’installent pas trop. »

Ces nouvelles règles ont en effet fait déguerpir les moins pauvres et les plus qualifiés des Syriens. Après avoir passé trois ans au Liban, Mahmoud, originaire de Deir-Ez-Zor dans l’est de la Syrie, est arrivé illégalement en Autriche en juillet. « Je travaillais dans un restaurant mais les nouvelles règles obligeaient d’avoir un sponsor libanais et celui que j’ai trouvé voulait une commission », dit cet ancien étudiant en commerce. « J’ai décidé de partir pour aller dans un pays où l’être humain est plus estimé, en espérant avoir une vie meilleure. »

L’occupation syrienne du Liban pendant vingt ans, qui a traumatisé la société libanaise, a aussi altéré son empathie. Une partie de la population se montre donc hostile aux Syriens. La scène politique libanaise, également très divisée et impliquée dans le conflit syrien, ne facilite pas, de son côté, la vie des réfugiés : le Hezbollah est notamment accusé d’avoir détenu arbitrairement des réfugiés opposés au régime syrien.

Selon le HCR, la plupart des réfugiés arrivant en ce moment en Europe viennent cependant de Syrie, même s’ils transitent par le Liban. Aucun des réfugiés interviewés par Mediapart ne souhaite aller en Europe de manière illégale : « trop cher » pour des familles souvent nombreuses et pauvres, « trop risqué », mais aussi parce que le Liban reste un pays culturellement et géographiquement proche de la Syrie, où beaucoup espèrent retourner dès que les armes se tairont.

Au ministère libanais des affaires sociales, la conseillère du ministre pour les questions internationales et humanitaires, Hala al-Helou, pointe du doigt les pays européens. « On a subi tant de pression pour qu’on garde nos frontières ouvertes, tous brandissaient l’argument des droits de l’homme », rappelle-t-elle. « À présent l’Europe se dispute pour accueillir 100 000 réfugiés quand on en a plus d’un million ici. » Selon elle, le Liban doit être davantage soutenu pour faire face à la crise humanitaire. L’argument sécuritaire a aussi sa place : la présence d’1,5 million de réfugiés risque de déstabiliser un pays déjà largement divisé sur la question du conflit syrien.

Deux moyens sont en discussion pour résorber l’arrivée massive des Syriens en Europe : « Augmenter leur accueil légal là-bas via le UNHCR ou accroître le soutien financier au Liban pour les garder loin. » La conseillère penche plutôt pour la seconde option, reconnaissant que le nombre croissant de visites officielles ces dernières semaines débouchera peut-être sur un augmentation des aides aux institutions libanaises. Encore faudra-t-il que cet argent ne disparaisse pas dans la poche des dirigeants libanais, peu connus pour leur intégrité et leur transparence.