La poudrière sociale de l’Europe de l’Est

Source: Pierre Gottiniaux – Réunion internationale du CADTM à Sarajevo – 1 décembre 2014

Nota Bene: 2 articles originaux ont été ici regroupés en un seul texte

20 ans après l’éclatement de la Yougoslavie, l’interminable processus de transition économique s’est soldé par une désindustrialisation massive de la région, une paupérisation générale des sociétés, durement touchées par la crise de 2008. Pourtant, la moindre remise en cause du modèle suivi n’est pas à l’ordre du jour. En Slovénie et en Croatie, qui ont rejoint l’UE ces dernières années, le constat est accablant. Les politiques néolibérales qui sont appliquées dans les Balkans n’ont fait qu’augmenter le poids de la dette extérieure, la récession et le chômage. Depuis la crise de 2007-2008, les banquiers étrangers qui contrôlaient le système financier de la région, ainsi que l’UE, le principal bailleur de fonds des Balkans, ont cessé leurs prêts et aggravé encore plus la crise de la dette. L’austérité, imposée par la Troika (FMI, UE, BCE), frappe de plein fouet cette région.

Profitant du cadre de l’Open University (OTVORENI UNIVERZITET) qui se tenait à Sarajevo du 27 au 30 novembre et dont les organisateurs avaient eu la bonne idée d’inviter le CADTM, nous avons convoqué une réunion internationale rassemblant des militant-e-s et activistes de Bosnie, Serbie, Croatie, Slovénie, Hongrie, Grèce et Pologne. L’objectif de cette réunion est de faire le bilan, pays par pays, de la situation économique, sociale et politique, mais aussi l’état des lieux des résistances en cours dans ces pays face à l’offensive néolibérale, et finalement de dégager des pistes de travail communes.

Plénums de citoyens brimés par les médias et les pouvoirs en place 

Avec un taux de chômage de plus de 40 % (63 % parmi la jeunesse) et un taux de pauvreté réel estimé à 41 % (17 % selon les sources officielles…), il ne manquait plus qu’une étincelle pour embraser la population de Bosnie-Herzégovine. C’est ce qui arriva en février 2014, à Tuzla, chef lieu du canton le plus pauvre et avec le plus fort taux de chômage de Bosnie. Tout est parti des ouvriers travaillant dans les usines et luttant contre la privatisation de leurs entreprises, dont l’histoire récente de la région a largement démontré que ce processus ne pouvait être que synonyme de plus de précarité, plus de chômage, plus de misère. La mobilisation a été massive, et la répression de l’État violente. Une semaine plus tard, c’était Sarajevo qui emboîtait le pas à Tuzla, puis des manifestations éclatèrent dans près d’une dizaine de villes du pays. Les citoyens se rassemblèrent en Plénums, et on pouvait clairement y sentir que la parole avait besoin d’être libérée, après 20 années de silence contraint. Les demandes des participants portaient principalement sur les questions sociales et économiques, avec des demandes précises : changement de constitution (la constitution actuelle est héritée des accords de Dayton, qui placent de facto la Bosnie sous contrôle de l’Union Européenne), annuler les privatisations et faire un mémorandum sur la dette ! Ces plénums, qui rassemblaient des étudiants, des ouvriers, des chômeurs, mais aussi beaucoup de retraités qui ont connu l’ère Yougoslave du plein emploi et des entreprises auto-gérées, ont montré que la population comprend les enjeux et sait ce dont elle a besoin. Mais ces plénums ont été « crucifiés » par les médias et le pouvoir en place.

Dette publique contestée – Banques et grands investisseurs incriminés

De grandes manifestations ont également éclaté en Slovénie en 2012 et 2013, avec plus de 40.000 personnes dans la rue à Ljubljana (la capitale, qui compte moins de 300.000 habitants). Les causes sont sensiblement les mêmes qu’en Bosnie : privatisations conduisant à la fermeture d’entreprises et un chômage massif, corruption, mesures d’austérité antisociales pour rembourser une dette largement illégitime… La dette publique de Slovénie est passée, depuis 2007, d’un peu plus de 20% du PIB à 80% aujourd’hui, soit une multiplication par 4, notamment à cause de sauvetages bancaires à répétition. Une situation désastreuse, que l’on retrouve aussi en Croatie, où la population s’est récemment mobilisée contre des prêts hypothécaires toxiques créés par les banques privées depuis le début des années 2000, émis en Franc Suisse – et donc remboursable en Franc Suisse – et à taux variable ! Le gouvernement et les banques ont poussé des dizaines de milliers de personnes à contracter ces prêts (environ 75.000 familles, soit 10% de la population), largement promus et présentés comme étant sans danger. Évidemment, à partir de 2007, les taux ont explosé, et dans le même temps, la parité entre la monnaie Croate et le Franc Suisse est devenue extrêmement défavorable à la population. Cela a conduit a des situations ubuesques, où une personne qui avait contracté un prêt de 700.000 Kuna pouvait avoir remboursé 460.000 Kuna 8 ans plus tard, et devoir encore 960.000 Kuna à la banque ! Des citoyens se sont alors constitués en association, l’association Franc, et ont poursuivi en justice les 8 grandes banques responsables de cette situation, et la cour leur a donné raison en première instance. Malheureusement, la victoire n’a été que de courte durée, car les banques ont repris le dessus en appel. Reste à attendre les délibérés de la cour Suprême.

Urgence et nécessité d’un front commun des sociétés civiles

Face à ces situations intolérables, où l’on retrouve une nouvelle fois les grandes banques et les grands investisseurs à la manœuvre, il est important et urgent de s’organiser, et de créer des synergies de lutte. Partout en Europe, les mêmes causes ont les mêmes effets. L’offensive capitaliste et son évolution néolibérale, qui amène avec elle son cortège de mesures austéritaires, poussent des populations entières dans la précarité. Il faut créer des fronts de résistances, et il faut faire converger les luttes, car ce n’est que tous ensemble que nous parviendrons à inverser le rapport de force et à bâtir de nouvelles alternatives.

Seconde partie de l’article

Merci à Tijana, Nedim, Andreja, Vuk, Zoran, Petra, Branca, Renata, Yorgos, Judit, Marko et Roland d’avoir répondu à l’invitation du CADTM pour cette grande rencontre.

Source: Pierre Gottiniaux , Chiara Filoni – 1 décembre 2014

L’opposition centre/périphérie en Europe existe depuis longtemps, elle n’est pas seulement le résultat de l’élargissement continu de l’Union Européenne et de son influence économique, mais une situation héritée entre autres de la guerre froide qui a placé les pays d’Europe de l’Est dans un étau. La Yougoslavie, quant à elle, est entrée dans la danse avec les pays d’Europe occidentale dans les années 70, notamment lorsque la CEE (Communauté économique européenne) a ouvert ses frontières aux produits Yougoslaves, lançant du même coup une compétition entre les différentes républiques Yougoslaves (Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Monténégro et Macédoine) pour les capitaux européens. C’est le début de l’ère de la financialisation, telle que la qualifie Andreja Živković (voir http://www.criticatac.ro/lefteast/t…), et dans laquelle tous les pays issus de l’ex-Yougoslavie sont encore englués.

Les aspirations partagées des populations

Aujourd’hui, la Serbie paie chaque année le poids de cette financialisation aux capitaux européens, sous la forme du paiement du service de sa dette qui représente 5 mds € par an, soit 12 % du PIB. Le FMI est bien évidemment de la partie en Serbie aussi, et les mesures d’austérité qui l’accompagnent sont tout aussi drastiques – et inefficaces – que dans les autres pays : coupes dans les salaires de la fonction publique et dans les pensions de 10 % ; les chômeurs sont obligés de prester des heures de travaux d’intérêts publics (ou ils peuvent envoyer un proche…) ; etc. La sphère politique au pouvoir est largement complice de cet état de fait, et aucune véritable opposition de gauche ne semble prendre forme pour l’instant, excepté dans quelques milieux étudiants.

En Hongrie, la situation n’est guère enviable. Selon Judit Morva, économiste et éditrice du Monde diplomatique Hongrois, il y a même une grande nostalgie de l’époque socialiste, y compris chez les jeunes : on regrette l’époque du plein emploi, de l’éducation gratuite pour tous, du système de santé et des retraites. La transition vers l’économie de marché ne s’est pas faite sans douleur : le pays, devenu en peu de temps dépendant des économies occidentales, ne fournit plus à sa population un système de protection sociale qui répondrait à ses besoins. La crise de la dette de 1982 a frappé durement la Hongrie, qui a toujours été endettée, et l’arrivée du FMI à l’époque n’a pas arrangé les choses (c’est toujours la même musique, me direz-vous…) et si lors de l’intervention du FMI la dette a été un argument pour discréditer la période socialiste (« Voyez comme ils sont incapables de gérer l’économie d’un pays ! »), elle a néanmoins été multipliée par 10 depuis lors ! La Hongrie souffre aussi d’une dette privée qui pèse lourdement sur la population, puisqu’elle est composée en grande partie, comme en Croatie, de prêts toxiques faits aux ménages en monnaies étrangères. Ces prêts sont apparus en 2004, suite à une dérégulation du marché qui a permis aux banques de réaliser des contrats de prêts en monnaie étrangère à des personnes qui ne possédaient pas de revenus en monnaie étrangère, ce qui n’était pas le cas auparavant. Ajoutez à cela la suppression de la loi sur la banqueroute personnelle, comme en Espagne, et vous vous retrouvez avec des milliers de familles qui, lorsque les intérêts et les taux de change ont explosé, se sont fait saisir leur logement par les banques et doivent encore rembourser leur dette.

Un front d’analyse s’est ainsi ouvert pendant ces quelques jours de réunion, sur la dette privée des ménages qui, comme en Croatie et en Hongrie, mais aussi dans d’autres pays, se retrouvent étranglés par des dettes hypothécaires. Beaucoup reste encore à creuser sur la question de la dette publique de ces États, notamment suite aux sauvetage des banques (comme en Slovénie), aux privatisations et à la libéralisation de secteurs clés de l’économie comme l’énergie et les biens communs.