Depuis la Libye et la Turquie, le trafic de migrants prend une ampleur jamais vue

Source: Carine Fouteau – Mediapart – 20 février 2015

Le business de migrants n’a jamais été aussi lucratif. Implantés en Libye et en Turquie, les trafiquants transportent des milliers de Syriens et d’Africains subsahariens fuyant leur pays. Disposant d’un large réservoir de vieux bateaux, de milices armées et de moyens logistiques, ils profitent des failles du système de contrôle des frontières de l’UE.

Au milieu de l’hiver, le trafic de migrants bat son plein en Méditerranée, alors que traditionnellement cette période connaît une trêve, en raison des mauvaises conditions météorologiques. Qu’ils opèrent depuis la Libye ou la Turquie, les réseaux de passeurs défient les autorités européennes. N’hésitant pas à mettre en péril les passagers envoyés en mer, ils mettent à profit les incohérences des politiques d’immigration et d’asile de l’Union européenne (UE).

Chargée de surveiller les frontières extérieures de l’UE, l’agence Frontex est le symbole de ces dysfonctionnements : soumise aux injonctions contradictoires des États membres, l’institution, partagée entre ses missions de surveillance et de sauvetage, intercepte des milliers d’exilés en quête de protection sans parvenir à stopper les organisations mafieuses.

En quelques jours, des dizaines de canots pneumatiques remplis de migrants originaires d’Afrique subsaharienne sont partis des côtes libyennes sous la menace de miliciens, en direction de l’île italienne de Lampedusa. Au moins 300 passagers sont récemment portés disparus dans les eaux glacées du canal de Sicile. Plus de 3 800 ont été secourus. À Tripoli, la faillite de l’État libyen facilite le développement de cette économie meurtrière.

Lors d’une opération de sauvetage, effectuée dimanche 15 février, alors que les gardes-côtes italiens étaient en train de venir en aide à une embarcation, une vedette rapide en provenance de Libye a fait irruption. À bord, quatre hommes armés de kalachnikovs ont obligé les sauveteurs à leur abandonner le bateau vidé de ses occupants, a indiqué le ministère des transports italien.

Des armes, des flottilles de bateaux pneumatiques, des lieux pour loger des centaines de migrants prêts à risquer leur vie pour rejoindre l’UE : les événements dévoilent l’ampleur de la logistique déployée par les trafiquants implantés en Libye et la nécessaire implication des autorités locales pour que les départs aient lieu. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a recueilli le témoignage de rescapés des naufrages des 8 et 9 février. L’un d’entre eux a affirmé que les trafiquants, armés, les avaient menacés, battus et dépossédés de leurs biens. Les récalcitrants ont été forcés d’embarquer. Un autre a raconté comment, en attendant les secours, il a vu mourir un à un ses compagnons d’infortune : « Ils étaient épuisés par le froid, les vagues, et la pluie, ils se sont laissés ensevelir par la mer. Je les ai vus dériver, agitant les mains à la surface. »

Chargé de campagne pour Amnesty International, Matteo de Bellis revient tout juste de Lampedusa où lui aussi a rencontré des survivants. Les récits des noyades sont édifiants : « À chaque vague, deux ou trois passagers étaient emportés. L’avant du bateau se soulevait, alors des gens se trouvant à l’arrière tombaient à l’eau. À ce stade-là, à peine une trentaine de passagers se trouvaient encore dans le bateau. Un côté du bateau flottait encore et nous nous agrippions à une corde car nous avions de l’eau jusqu’au ventre. Au bout d’un moment, nous n’étions plus que quatre. Nous avons continué à nous accrocher, ensemble, toute la nuit. Il pleuvait. Au lever du soleil, deux ont disparu. »

Les trafiquants n’ignorent rien des dangers qu’ils font encourir à leurs « clients » qu’ils « prennent en charge » plusieurs jours avant le départ. « Les migrants ont été cloîtrés à 400 dans une sorte de maison près de Tripoli pendant une semaine, indique Matteo de Bellis, avant d’être emmenés à une cinquantaine de kilomètres à l’est sur les plages de Garabouli. » Dans ces maisons, ils manquent de tout. De nourriture en particulier.

D’après leur récit, ils ont déboursé 950 dinars, soit près de 650 euros (en cash ou via des transferts d’argent). La plupart vivaient en Libye depuis des mois, voire des années. Beaucoup auraient souhaité s’y installer si les conditions de vie ne s’étaient pas détériorées. Le racisme latent s’est transformé en chasse aux Noirs. « L’un d’entre eux m’a dit que son patron lui a conseillé d’aller en Europe. C’est lui qui l’a mis en contact avec les passeurs », indique Matteo de Bellis. « Un autre m’a dit avoir été détenu pendant plusieurs mois dans un centre de détention pour migrants illégaux », ajoute-t-il. Ces lieux sont connus pour être de véritables enfers, gardés par des hommes en armes.

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Des migrants subsarahiens transférés dans un centre de détention en Libye, le 17 juin 2014. © Reuters

Policiers, militaires, miliciens : dans ce pays où les autorités nationales ne contrôlent plus rien, il est difficile de distinguer les uns des autres. Mais les frontières apparaissent pour le moins poreuses. En l’absence d’État de droit, les trafics en tout genre (drogues, armes, migrants) prospèrent. Selon Frontex, qui envoie des agents débriefer les survivants, les responsables des réseaux sont libyens. Mais ils recrutent des migrants subsahariens comme intermédiaires pour faciliter la transaction. Les profits réalisés sont importants : 1 million d’euros pour un passage, selon une récente évaluation de l’agence européenne.

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1993-2014: les décès de migrants aux portes de l’Europe. © Nicolas Lambert, 2015.

Les pratiques sont comparables sur l’autre rive de la Méditerranée, en Turquie. Les récits des périples de cargos abandonnés par leur équipage, dont les membres sont apparus « cagoulés » et « armés » aux yeux des passagers syriens, montrent que ces « voyages », pré-vendus sur des réseaux sociaux comme Facebook, ne sont pas le fait d’amateurs mais de groupes criminels organisés. « Navire entre 75 et 120 mètres en partance pour l’Italie, sans passeport ni visa », assure l’une des annonces. Les tarifs étant plus élevés que par la Libye (entre 4 500 et 6 000 euros), les bénéfices sont considérables : 3 à 4 millions d’euros pour une embarcation selon Frontex.

Le journaliste italien Stefano Liberti, qui s’est rendu à Mersin, port de départ de plusieurs de ces navires transportant des boat people, raconte que les passeurs cherchent à peine à cacher leurs activités illicites. Il affirme avoir trouvé sans trop de difficultés le bureau de l’un d’entre eux : « Les intermédiaires ne prennent aucune précaution pour se protéger, ils se comportent comme de véritables voyagistes. On dit qu’il y en a une quinzaine ; que ce sont tous des Syriens qui ont essaimé en Turquie et qu’ils prennent une commission de 500 dollars par personne embarquée. »

Issus des classes moyennes, les Syriens disposent de davantage de ressources que les migrants subsahariens. Ils sont prêts à payer plus, en échange d’un transport réputé plus sûr, via la Turquie. « Le paiement se fait dans un bureau à deux pas de la mer. Le gestionnaire est un homme d’affaires connu sous le nom d’Al Rasheed, écrit le journaliste. Il n’est pas facile à trouver, il n’y a pas d’indication, pas d’enseigne, pas de vitrine. Mais il suffit d’interroger la rue, de poser la question en arabe, tout le monde le connaît. Deux pièces meublées simplement, une porte au premier étage d’un immeuble anonyme, le “Maktab Rasheed” est le guichet des billets pour le voyage clandestin. C’est ici que transitent les millions de dollars générés par chaque cargo en partance vers l’Europe. Imaginez une agence de transfert d’argent informelle : elle prend les paiements, les garde en dépôt et fournit un code aux clients. Une fois en Italie, le voyageur appelle les passeurs et leur communique le code. On paie à l’arrivée, satisfaits ou remboursés. »

Comment les autorités policières et portuaires turques peuvent-elles feindre d’ignorer ce trafic ? Comment peuvent-elles ne pas voir les allées et venues des bateaux pneumatiques acheminant clandestinement les passagers vers les cargos amarrés au large des côtes ?

«Un grand réservoir de bateaux vétustes»

Les sources de cette tragédie ne semblent pas devoir se tarir : les guerres en Syrie et dans la corne de l’Afrique poussent quotidiennement sur les routes des milliers de personnes fuyant les uns les bombardements, les autres l’enrôlement militaire. En l’absence de politique des visas plus accueillante de la part de l’UE, les exilés continuent de risquer leur vie pour fuir leur pays. Les trafiquants exploitent ce filon. Et les ressources matérielles à leur disposition ne manquent pas.

« Entre la mer Noire et la Méditerranée orientale, il existe un grand réservoir de bateaux vétustes qui n’ont plus d’avenir dans le transport de marchandises », explique Jacky Bonnemains, fondateur de l’association Robin des Bois, spécialisée dans le suivi des navires en fin de vie. « Ces cargos sont considérés comme trop dangereux pour naviguer, indique-t-il. Mais les démolir revient cher. Au tarif actuel de 350 euros la tonne de ferraille détruite, le coût total varie entre 525 000 et 875 000 euros. Les armateurs préfèrent s’en débarrasser autrement. Les revendre à des trafiquants pour un dernier voyage peut être une solution. »

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L’association Robin des Bois a recensé des cargos susceptibles de connaître le même sort que l’Ezadeen et le Blue Sky M.

Évitant la façade atlantique, la Manche et la mer du Nord où les ports les repèrent et leur refusent l’accès, les bateaux sont repoussés là où les contrôles sont inexistants ou presque. « Il est plus intéressant financièrement pour un propriétaire de consacrer ce type d’embarcations à un “transport de masse” que de l’envoyer à la casse », insiste Jacky Bonnemains, qui souligne la responsabilité des armateurs. Les derniers propriétaires connus du Blue Sky M et de l’Ezadeen, retrouvés en perdition au large des côtes italiennes en décembre et en janvier avec des centaines de familles syriennes entassées à bord, seraient l’un roumain l’autre libanais. « Pour remonter la filière, il faudrait ouvrir des enquêtes judiciaires contre ces sociétés », indique-t-il, rappelant le précédent de l’East Sea qui, en 2001, s’était échoué sur une plage varoise avec près de 1 000 réfugiés kurdes dans ses cales.

Trafiquants et armateurs véreux utilisent les failles du système maritime international, parmi lesquelles le recours aux pavillons de complaisance. « Obtenir une immatriculation en Moldavie ou au Sierra Leone est simplissime. Cela se fait par fax, en peu de temps, c’est économique et peu exigeant », indique Jacky Bonnemains. Avec cynisme, les contrebandiers détournent ces bateaux de leur fonctionnalité d’origine : « Les bétaillères sont pratiques, si l’on peut dire. L’espace est divisé en boxes, avec des trous pour évacuer les excréments… Ils peuvent y mettre des familles… »

Les bateaux multipliant les défaillances techniques sont des « poubelles » que les ports devraient empêcher de naviguer. Mais les capitaineries n’ont pas intérêt à les retenir car, s’ils le faisaient, les armateurs les laisseraient « pourrir » sur place. « On parle de ventouses. L’équipage est abandonné, ses membres ne sont plus payés, ils posent des problèmes. Le pays d’accueil est chargé de les rapatrier. Personne ne veut de ces navires parasites », observe l’expert. Aussi certaines de ces épaves errent-elles dans l’attente d’un dernier périple. Que les officiels turcs n’aient rien vu ne l’étonne pas : « Dans certains ports, il existe ce qu’on appelle des “quais de l’oubli”, des zones à l’écart moins surveillées pour les affaires louches. Les têtes de réseau les connaissent. Quelques pots-de-vin leur assurent des complicités locales. »

Vendus aux enchères, les bateaux en bout de course valent entre 50 000 et 100 000 euros. Le retour sur investissement est immédiat : dès le premier voyage, l’achat est amorti. Responsable de la capitainerie de Sète dans l’Hérault en France, le commandant Philippe Friboulet ne paraît pas non plus surpris de l’existence de ce business lucratif de migrants, même s’il s’étonne de son ampleur. « Des clandestins, dans les ports, il y en a toujours eu. Il nous arrive d’en découvrir cachés parmi les équipages ou morts dans les containers. Mais à cette échelle-là, c’est rare », affirme-t-il.

Comment mettre la main sur les donneurs d’ordre ? « Les gros trafiquants ne sont ni dans les ports ni à bord des embarcations », assure-t-il. « Ces cargos présentent un danger, ils ne devraient pas naviguer », estime-t-il, regrettant qu’ils échappent à la vigilance des institutions maritimes internationales.

Les responsables européens s’inquiètent de l’intensification des passages observés ces derniers mois. En réaction à l’arrivée du Blue Sky M et de l’Ezadeen, Bernard Cazeneuve et Thomas de Maizière, les ministres français et allemand de l’intérieur, ont estimé que l’UE devait se doter d’outils de surveillance des bateaux suspects repérés à proximité des côtes turques et chypriotes (lire leur courrier commun publié par Le Point). Ils plaident en faveur de la création d’une équipe mobilisable 24 heures sur 24 au sein de Frontex pour accélérer les capacités d’intervention des garde-frontières, aujourd’hui soumis à une chaîne de commandement longue et complexe. Pour lutter contre les filières, ils misent sur la coopération entre Frontex et Europol, qui vient de lancer un projet de transmission des données nommé Jot Mare.

De son côté, le chef du gouvernement italien, Matteo Renzi, estime qu’une intervention en Libye est indispensable. « Nous demanderons à l’Europe de faire plus (…). Si nous voulons mettre fin à ce cimetière en Méditerranée, la priorité est de résoudre la situation en Libye », a-t-il déclaré à la télévision le 11 février. Son prédécesseur Enrico Letta a quant à lui exigé, « que les autres pays européens le veuillent ou non », la reprise de l’opération militaro-humanitaire italienne Mare Nostrum grâce à laquelle des milliers de vie ont été sauvées entre octobre 2013 et octobre 2014.

 

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