Source: Blog de Jean-Luc Gasnier – 2 mars 2014
Le cri de l’épervier ou le chant de la grive musicienne seront-ils bientôt remplacés, dans nos campagnes, par le bourdonnement entêtant de drones téléguidés ? Ces véhicules aériens, apparus dans les années 1990, ne sont plus seulement des engins prisés par les militaires pour surveiller, et le cas échéant, donner la mort, au moyen de frappes ciblées, dans des zones de conflit et d’infiltration « terroriste » comme à Gaza, au Pakistan, en Afghanistan, ou bien encore au Mali. Les drones sont maintenant utilisés de plus en plus dans le domaine civil et partent à la conquête du monde agricole.
Illustration: Le Monde – 6 mai 2014
Une campagne de promotion et de commercialisation semble avoir été lancée à l’occasion du salon de l’agriculture dans le cadre d’un plan média remarquablement relayé par toutes les grandes chaînes de télévision. Le drone est désormais l’outil indispensable à une « agriculture de précision » pour optimiser les rendements, améliorer la qualité de la production et, bien évidemment, mieux respecter l’environnement. « Avec les drones, les agriculteurs vont pouvoir faire des économies d’intrants » affirme Frédéric Serre, le président du directoire de Delta Drone, la première entreprise française fabricante de drones civils.
Les milans royaux, les marouettes ponctuées, les fauvettes à lunettes, sont menacés d’extinction mais les drones vont se multiplier avec la bénédiction de l’INRA qui voit dans ces outils de télédétection un moyen « de recueillir des informations clés sur des parcelles cultivées » et « des alliés pour l’agriculteur soucieux d’optimiser ses apports azotés ». La technologie au service de l’agriculteur et du consommateur . . . le discours est connu, rodé, prêt à resservir à l’occasion de chaque innovation.
Les firmes font preuve d’une imagination sans borne pour tenter de domestiquer la nature et soumettre le monde paysan à un cadre marchand. Il faut sans cesse, et de plus en plus, vendre aux nouveaux chefs d’exploitations agricoles des procédés et des succédanés artificiels, créés par l’homme, qui pourraient leur être fournis gratuitement par des alliés naturels, par l’environnement s’il n’était pas si dégradé, justement par des pratiques intensives. Les drones qui pourraient bientôt avoir la taille d’un insecte seront-ils utilisés dans quelques années pour faire le travail des abeilles et autres pollinisateurs ? L’agriculture « high-tech », l’agriculture « de précision », a la faveur des médias, des décideurs et des instances agricoles. Cette agriculture innovante, qui prétend nourrir la planète, est évidemment réservée à une toute petite élite, à une toute petite frange d’agri-managers, environ 1 % des actifs agricoles sur les 1,3 milliards de travailleurs paysans.
L’agriculture manuelle, sans tracteur ni machine, l’agriculture à bras – et ce sont souvent des bras de femmes – demeure largement dominante à l’échelle mondiale. La pauvreté et la faim affectent encore la grande majorité des paysans d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine. Comme le rappelle Marcel Mazoyer, professeur émérite à l’Institut national agronomique, « l’écart de productivité entre les paysans les plus nombreux qui sont les moins bien équipés, et une poignée de quelques millions d’agriculteurs très équipés et très en avance, est passé à 1 pour 2000 ».
Et nous continuons, notamment en France, à mettre en œuvre des moyens considérables pour améliorer – à la marge – la productivité de nos exploitations sur un espace agricole qui s’amenuise et se fragilise en détruisant inexorablement les agricultures paysannes qui souffrent de tous les effets induits par cette intensification : baisse des prix et des revenus, aléas de récolte dus au réchauffement climatique, spéculation sur les matières premières. . .
L’agriculteur moderne, dans son tracteur climatisé piloté par GPS, aidé par les drones, relié à la bourse des matières premières agricoles de Chicago, et qui travaille « à la précision de 2 centimes d’euros », produit certes des céréales bon marché à partir de semences sélectionnées et vendues par les multinationales de l’agro-alimentaire mais surtout fabrique, à ses côtés ou à l’autre bout du monde, une multitude de paysans pauvres. Il illustre jusqu’à la caricature la rupture du lien entre la terre et celui qui la cultive ainsi que la sophistication à outrance d’un métier qui devrait s’appuyer avant tout sur l’optimisation et la préservation des mécanismes offerts gratuitement par la nature.
Il ne s’agit pas là d’exprimer une nostalgie surannée et de glorifier « les travaux des champs » tels qu’ils se pratiquaient jadis, mais simplement de constater que le modèle agricole proposé aujourd’hui par le capitalisme vert, qui permet à nos supermarchés de regorger de victuailles surchargées d’additifs de toutes sortes, n’est ni durable, ni généralisable à l’échelle de la planète. L’agriculture de demain n’est pas celle désignée et vantée par les tenants du système. On sent bien, derrière l’arrogance du discours, que le rouleau compresseur de l’agriculture industrielle est à bout de souffle, n’ayant d’ailleurs plus rien d’autre à broyer que des sols inertes.
Les esprits mûrissent, évoluent. Pour la première fois dans l’histoire de l’INRA (Institut national de la recherche agronomique), plus d’une centaine de chercheurs ont récemment demandé à leur administration le retrait d’une étude partisane critiquant l’agriculture biologique. Quand un système en est réduit à tronquer, falsifier la réalité, afin de maintenir son hégémonie, il approche de sa fin et se sait lui-même condamné.