Médias : l’inquiétante razzia des oligarques

Source: Laurent Mauduit – Mediapart – 8 octobre 2015

Xavier Niel et Matthieu Pigasse, alliés à un producteur, veulent créer un fonds d’investissement dans les médias doté de 500 millions d’euros. La mainmise des puissances d’argent sur l’information et la concentration des médias qui est en cours laissent muet le gouvernement.

De gigantesques manœuvres sont engagées en France dans le secteur de la presse et de la télévision. S’il fallait un nouvel indice de la boulimie d’acquisitions dont font preuve quelques milliardaires, bouleversant le paysage médiatique français, c’est le dernier projet en date, porté par le propriétaire d’Iliad-Free, Xavier Niel, le banquier d’affaires de Lazard Matthieu Pigasse et le producteur Pierre-Antoine Capton, qui le fournit : le trio vient de créer un fonds d’investissement qui ambitionne de lever de 300 à 500 millions d’euros pour financer le rachat d’autres médias.

C’est donc à une accélération des acquisitions dans le secteur à laquelle nous risquons d’assister. Avec à la clef un cortège de conséquences que l’on devine : une reprise en main des chaînes et journaux rachetés ; parfois même des censures affichées, ou en tout cas des autocensures généralisées. Une autre conséquence encore imperceptible, mais dans la logique de ces opérations opaques, est à redouter : la marche en avant vers des médias nouveaux, encore plus à la botte de leurs propriétaires.

Source: www.soutenonslemur.org
Source: http://www.soutenonslemur.org

La naissance de ce fonds d’investissement, c’est Le Figaro qui l’a révélée. Selon le quotidien, « Xavier Niel, son complice Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton, le fondateur du groupe Troisième Œil Productions, lancent une initiative d’envergure. Ils ont constitué un fonds d’investissement d’un genre nouveau : un SPAC (Special Purpose Accurancy Company) qui devrait être coté en Bourse de Paris en novembre ou décembre prochain. Ce fonds, baptisé Media One, sera dédié aux investissements médias. Il devrait réunir d’emblée entre 300 et 500 millions d’euros, auprès d’investisseurs professionnels (assureurs, banquiers, fonds souverains ou familles fortunées). Les trois fondateurs mettront quelques millions d’euros chacun et Pierre-Antoine Capton en prendra la direction opérationnelle ».

Il faut toutefois bien mesurer la nature de l’alliance entre les trois hommes d’affaires. Le producteur Pierre-Antoine Capton dispose d’une frappe financière dérisoire par rapport au magnat richissime qu’est Xavier Niel. En amenant le premier dans l’aventure, le second s’attache tout juste une compétence dans le domaine des programmes et de la télévision, voilà tout.

L’initiative vient donc confirmer le séisme en train d’ébranler la presse et la télévision, comme nous l’avons détaillé dans un article récent (Main basse sur l’information !). Pour ne parler que des opérations les plus récentes, il y a d’abord eu le groupe Le Monde, croqué en 2010 par Xavier Niel, Matthieu Pigasse et le milliardaire Pierre Bergé. Puis les trois mêmes ont avalé aussi le groupe Nouvel Observateur en 2014 et ont fait savoir, à peu près au même moment, qu’ils rachèteraient avec plaisir la chaîne d’info en continu LCI, si Martin Bouygues avait un jour envie de la vendre.

Dans le courant de cette année 2015, tout s’est encore accéléré. Il y a eu le milliardaire Vincent Bolloré, patron du groupe du même nom, qui est subrepticement devenu le premier actionnaire de Vivendi et a donc pris le contrôle de l’une de ses plus importantes filiales, le groupe Canal+.

Au même moment, le milliardaire franco-israélien Patrick Drahi (Numéricable, SFR…), qui avait déjà jeté son dévolu sur Libération, rachetait le groupe L’Express (et ses innombrables magazines, dont L’Expansion, L’Étudiant, Lire…), avant de passer un deal avec Alain Weill, pour prendre progressivement le contrôle de son groupe NextRadioTV, comprenant de nombreux médias parmi lesquels RMC, BFMTV ou encore BFM-Business… Et puis, toujours au même moment, il y a eu d’autres opérations, plus modestes mais tout aussi symboliques, comme le rachat par Matthieu Pigasse, déjà propriétaire du magazine les Inrocks, de Radio Nova, fondée en d’autres temps par Jean-François Bizot avec le soutien du mensuel Actuel. D’autres acquisitions se profilent ; d’autres projets sont en gestation.

Et puis toujours au même moment, il y a encore eu l’annonce d’une opération spectaculaire : déjà propriétaire des Échos depuis 2008, Bernard Arnault, première fortune française, a annoncé qu’il était en train de faire l’acquisition du Parisien, premier journal populaire français.

L’annonce de ce nouveau fonds d’investissement vient aussi confirmer l’entrée du secteur dans un tourbillon n’ayant plus grand-chose à voir avec celui déjà observé sous Sarkozy. À l’époque, si de nombreuses grandes fortunes s’étaient intéressées à la presse – alors que ce n’était pas leur métier –, ce fut d’abord dans une logique d’influence ou de connivence, voire dans le but même pas déguisé d’aider Nicolas Sarkozy dans sa conservation du pouvoir.

Ainsi vit-on Édouard de Rothschild prendre le contrôle de Libération (en 2006), Arnaud Lagardère entrer au capital du Monde ou encore Bernard Arnault avaler Les Échos. En quelque sorte, nous revivions à l’époque le sort qu’avait connu la presse sous le Second Empire. Des obligés du Palais faisant l’acquisition de journaux pour plaire à Nicolas Sarkozy, et s’acheter du même coup un pouvoir d’influence, à la manière du duc de Morny, le demi-frère de Napoléon le Petit, et du spéculateur Jules Mirès, rachetant à tour de bras la presse pour conforter leurs spéculations, notamment autour des chemins de fer, et la mettre au service de l’Empire.

Nous vivions, en somme, l’un des nombreux ravages du présidentialisme : dans la culture politique française assez peu libérale (au sens anglo-saxon), les contre-pouvoirs doivent être les plus faibles possibles, pour ne pas troubler le face-à-face entre le peuple et le monarque républicain, ressort essentiel de la vie publique. Et au nombre de ces contre-pouvoirs, la presse doit forcément être à la botte. Ou dans les mains des proches du monarque républicain (lire La presse dans le piège de la démocratie illibérale).

Mais désormais, la logique des opérations en cours, celles que mènent Vincent Bolloré, Patrick Drahi ou Xavier Niel, n’est plus la même. Certes les grands oligarques veillent-ils toujours à entretenir de bonnes relations avec la puissance publique. Et sans doute font-ils le calcul qu’avoir le contrôle dans un cas du Monde, dans un autre de Libération ou bien de L’Express, pourrait être utile s’ils ont à quémander un service à l’État (un jour une licence téléphonique, le lendemain une fréquence audiovisuelle). Mais dans toutes les opérations qui prennent forme, quelque chose d’autre se joue : entre ces puissants, une course est engagée. Comme une émulation ou une rivalité pour croquer le plus de médias possible. Pour assembler, même si c’est de bric et de broc, de gigantesques conglomérats.

Le cas de Vincent Bolloré est de ce point de vue emblématique. Propriétaire du groupe du même nom (papier, film ultrafin, batteries électriques, plantations, gestion portuaire notamment en Afrique, logistique portuaire…), l’industriel breton contrôle aussi la très puissante agence de communication et de publicité Havas, la société de sondages CSA. Et il dispose désormais, comme premier actionnaire, d’une influence télévisuelle considérable avec Canal+, mais aussi par le rachat des sociétés de production, ainsi que le site internet de partage de vidéos Dailymotion…

Ce qui est vrai de Vincent Bolloré l’est aussi de certains de ses rivaux, comme Patrick Drahi (même si son expansion est construite sur une montagne faramineuse de dettes, évaluées en net à près de 32 milliards d’euros) ou encore de Xavier Niel, dont la fortune est immense (un peu moins de 8 milliards d’euros, selon le classement de Challenges