Syriza fait apparaître « un clash des légitimités » en Europe

Source: Ludovic Lamant – Mediapart – 6 février 2015

L’universitaire Antoine Vauchez, spécialiste des questions de démocratie au sein de la machine européenne, revient sur le coup de force politique de la BCE, qui affirme son « autonomie politique » après la victoire de Syriza. Pour ce professeur à Paris-1, le mutisme du parlement européen, mais aussi des parlements nationaux, censés représenter le « peuple européen », pose problème. 9782021161717

Dans Démocratiser l’Europe (Seuil, 2014), Antoine Vauchez diagnostiquait la « grande précarité de la légitimité démocratique de l’Union ». Ce directeur de recherche au CNRS, membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP), centrait son analyse sur les « indépendantes », ces trois institutions qui forment la clé de voûte de l’Union, et qu’il convient, à ses yeux, de sortir de leur « sommeil dogmatique » : la Banque centrale européenne (BCE), la Cour de justice de l’UE et la commission européenne. Dans un entretien à Mediapart, il revient sur les enjeux démocratiques ouverts par le triomphe électoral de Syriza le 25 janvier, et l’annonce choc de la BCE jeudi.

Comment analysez-vous la décision de la BCE de couper l’un des canaux de financement des banques grecques ?

La BCE marque son autonomie politique. Le ton du communiqué publié jeudi soir est assez cinglant. Et il est publié à un moment particulier, en pleine campagne diplomatique, alors que les réunions entre ministres grecs et européens s’enchaînent. Le signal est clair : la BCE arrache son autonomie à l’encontre des Grecs, comme elle l’a arrachée, il y a 15 jours, aux Allemands (en décidant d’un « assouplissement monétaire » contre l’avis de Berlin, ndlr). Depuis le début de la crise de la zone euro, la BCE s’est vue accorder de nouveaux pouvoirs. Son leadership s’est renforcé, à travers la mise en place de l’union bancaire, ou encore sa participation à la troïka (pour les pays de la zone euro au bord du défaut, ndlr). Elle a progressivement assumé un rôle politique qui n’était pas le sien au moment de sa création. Par toute la politique de conditionnalité qu’elle a construite en échange de son soutien aux États, ses pouvoirs sont devenus considérables. Tout cela se heurte à la nouvelle donne électorale en Grèce.

Pourquoi ?

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Alexis Tsipras et Martin Schulz (président du parlement européen) mercredi à Bruxelles. © Parlement européen / Flickr.

Cela renvoie à un contexte plus général. L’union monétaire (la zone euro, ndlr), tout comme le marché unique sont des projets qui ont été construits, à l’échelle de l’Europe, en lien avec trois institutions « indépendantes », auxquelles on a jusqu’ici confié la protection du fameux intérêt général européen : la Banque centrale européenne, la commission et la Cour de justice de l’UE. Ces institutions s’estiment dépositaires d’un projet européen qui ne peut être lesté par les conjonctures politiques nationales. Leur mandat est supra-national et supra-électoral, et il se veut aussi apolitique. L’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce, dont la radicalité, relative, est inhabituelle dans le jeu européen, fait apparaître un clash de légitimités, entre ce projet européen, que les « indépendantes » prétendent incarner, et des mandats électoraux nationaux.

Comment dépasser cela ?

On assiste à une forme d’impasse. On peut s’interroger, dans ce contexte, sur le fait que les institutions politiques censées représenter le « peuple européen », qu’il s’agisse du parlement européen, qui lui a un mandat supranational et démocratique (à l’inverse des trois « indépendantes », ndlr), des parlements nationaux, voire ces fameux « partis politiques européens » dont on avait pourtant fait grand cas pendant la campagne des élections européennes de mai 2014, restent muettes, ou presque. Comme si elles avaient d’emblée renoncé à jouer un rôle dans les affaires de l’Union. Depuis la victoire de Syriza, la médiation politique est le fait des seuls grands États européens. Le parlement de Strasbourg, dans ce jeu-là, en est à nouveau réduit à la portion congrue.

Martin Schulz, le président du parlement, a été reçu le premier à Athènes…

Mais il joue une carte très personnelle. Le parlement n’est pas le lieu où l’on discute d’une possible médiation avec Athènes.

Les sociaux-démocrates, généralement invisibles à Bruxelles, semblaient bien partis pour servir d’intermédiaires entre Athènes et l’UE.

Oui, mais ce n’est pas ce que l’on observe. Des sociaux-démocrates se sont déplacés à Athènes, Schulz, ou encore le président de l’Eurogroupe. Mais je n’ai pas vu de stratégie coordonnée d’un camp politique transnational. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas de solidarité politique, pas non plus d’affirmation d’un clivage européen entre sociaux-démocrates et conservateurs sur la Grèce. On voit des États qui expriment leurs intérêts propres, et la BCE qui se veut garante d’un intérêt général européen, dotée de ce mandat supra-électoral que l’on a déjà évoqué ; entre les deux, la politique démocratique des partis et des parlements peine une fois de plus à trouver une place.

Dans un entretien la semaine dernière au Figaro, Jean-Claude Juncker, le président de la commission, a déclaré : « Il ne peut pas y avoir de choix démocratiques contre les traités européens. » Qu’est-ce que cela vous inspire ?

La commission est dans son rôle traditionnel de gardienne des traités, et d’un projet européen indépendant des conjonctures nationales. Mais ce que Juncker ne dit pas, c’est qu’il est évident que les traités sont susceptibles d’interprétation. Les traités européens sont quelque chose de vivant, ils sont une création permanente. L’évolution du rôle de la BCE pendant la crise a montré les marges de manœuvre considérables qu’offrent les traités. Toute l’histoire de l’UE prouve la grande malléabilité des traités. Les traités sont même devenus le terrain de la lutte politique en Europe. Il faut en permanence se demander quelles sont les marges d’interprétation.

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Alexis Tsipras et Jean-Claude Juncker (président de la commission), mercredi à Bruxelles. © CE.

En tenant ce genre de discours, en figeant la lecture des traités, Juncker donne des arguments à ceux qui disent qu’il n’est pas possible de mener « une autre politique » en Europe, et qu’il est nécessaire d’en sortir – de la zone euro, ou de l’UE – pour expérimenter d’autres choses…

Oui. Il faut aussi dire que tout le discours de Juncker, qui a promis, lors de son entrée en fonction, une commission « plus politique », est en train de s’effondrer. Il ne peut pas dire à la fois : ma commission est politique, et les traités ne donnent aucune marge de manœuvre. Son discours de campagne est déjà bancal. Il s’est brûlé les doigts très vite, en tentant, comme certains de ses prédécesseurs d’ailleurs, d’intervenir dans le jeu politique national, en novembre (il avait dit espérer revoir des « visages familiers » pendant la campagne pour l’élection du président grec, ndlr).

La victoire de Syriza peut-elle avoir un effet vertueux, et améliorer le fonctionnement de ces institutions indépendantes, comme la BCE ou la commission ?

D’abord, la victoire de Syriza joue un rôle de révélateur. À travers les idées de son programme politique, mais aussi, plus simplement, le style de ses dirigeants, qui ne portent pas de cravate par exemple, Syriza rend visibles les règles très spécifiques de la politique européenne. Elle rend plus visibles les acteurs experts du jeu européen, leur langage codé, les formes de la prise de décision où le clivage gauche-droite a très peu sa place. J’ai rarement vu un écart aussi grand. Cela confirme le fait que les tranchées de la politique européenne sont très spécifiques, qu’elles ne ressemblent à aucune autre arène politique.

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