Les inégalités atteignent un point critique, selon l’OCDE

Source: Martine Orange – Mediapart – 21 mai 2015

Un rapport de l’organisation s’alarme du niveau sans précédent des inégalités. 40 % des populations des pays images-1occidentaux ont été tenues à l’écart de la croissance économique, au cours des dernières décennies. « Ces inégalités nuisent aussi à la croissance », assure l’OCDE, qui milite pour la fin du laisser-faire des gouvernements, en utilisant notamment l’arme fiscale.

Jusqu’alors ce discours semblait réservé aux cercles des économistes hétérodoxes, à des contestataires, qui dans la lignée des travaux de Thomas Piketty, dénonçaient l’accaparement sans précédent des richesses par le 1 % voire le 0,1 % des plus riches dans le monde. Mais quand l’OCDE, institution économique des plus conventionnelles, promouvant depuis des années des politiques de libération et de déréglementation, s’alarme à son tour sur le sujet, le signal devient fort : quelque chose ne tourne vraiment plus rond dans l’économie mondiale.

« Nous avons atteint un point critique. Les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi élevées depuis que nous les mesurons. Les chiffres prouvent que les inégalités croissantes nuisent à la croissance. Le sujet pour une action politique est autant social qu’économique. En ne s’attaquant pas au problème des inégalités, les gouvernements détruisent leur modèle social et nuisent à leur croissance à long terme », avertit le secrétaire général de l’OCDE, Angel Gurría, en préambule au dernier rapport de l’institution « Pourquoi moins d’inégalité profite à tous », publié le 21 mai.

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Evolution des revenus des plus pauvres, des classes moyennes et des plus riches depuis 1985 © OCDE

Le seul intitulé de ce rapport mérite de s’y arrêter un instant. Car il désigne un changement radical de doctrine au sein de l’institution. Depuis les années 1980, le libéralisme triomphant dans tous les pays occidentaux a inscrit dans les têtes que le creusement des inégalités est la rançon d’une plus grande efficacité d’un système économique. Mais tout cela finalement ne serait pas trop grave car la richesse de certains, même d’un tout petit nombre, finit par retomber en pluie fine sur tous, ont assuré nombre d’économistes. Finalement, après avoir défendu, comme tant d’autres, pendant des années cette vision, l’OCDE se ravise. Les chiffres, il est vrai, sont sans appel. Ils donnent une image d’une situation des pays développés que l’on pensait réservée auparavant aux pays émergents.

En 2012, 40 % de la population des pays de l’OCDE possédaient 3 % de la richesse totale, quand les 10 % des revenus les plus élevés possédaient la moitié du patrimoine total et les 1% plus de 18%. Alors que dans les années 1970, le revenu des 10 % des ménages les plus riches était de 7 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres, le rapport est désormais de 10 fois. Et ce n’est qu’une moyenne. Aux États-Unis, le ratio s’élève à 18,8 fois, en Grande-Bretagne de 10,5 fois. La France, contrairement à tout ce qui est rabâché, est devenue un des pays les plus inégalitaires du continent. La hausse des inégalités entre 2007 et 2011 est la troisième plus forte augmentation de tous les pays de l’OCDE. Les 10 % les plus riches y gagnent 7,4 fois plus que les 10 % les plus pauvres contre 6,6 fois en Allemagne, ou 5,8 fois en Suède.

La croissance économique n’a pas permis, contrairement à la prédiction de nombre d’économistes libéraux, de compenser les effets inégalitaires. La crise, en revanche, les a durement aggravés. Le choc a été particulièrement dur pour les pays frappés par la crise, note le rapport de l’OCDE. En Grèce, le revenu moyen a diminué de 8 % par an entre 2007 et 2011, en Espagne, en Irlande, en Islande, les pertes annuelles ont été supérieures à 3,5 %. Mais ce ne sont que des moyennes, prévient le rapport. En Espagne, pendant que le revenu des 10 % des plus pauvres chutait de presque 13 % par an, celui des 10 % les plus riches se réduisait de 1,5 %. En France, comme aux États-Unis ou en Autriche, les plus riches ont continué à bénéficier de hausse de revenus pendant que les plus pauvres voyaient les leurs diminuer, pendant cette période.

Trente années de grande compression des revenus pour les classes les plus pauvres et moyennes ont fini par laisser des traces. Au cours des dernières décennies, 40 % des populations des pays développés ont été tenues à l’écart de l’accroissement sans précédent des richesses produites dans le monde. « Parallèlement à la hausse des 1 %, le déclin de ces 40 % pose des questions sociales et politiques. Quand une partie si large de la population profite si peu de la croissance économique, le modèle social se casse et la confiance dans les institutions s’affaiblit », insiste le rapport. Les conséquences, selon l’OCDE, ne sont pas seulement sociales et politiques mais elles sont aussi économiques. Et c’est sans doute ce dernier point qui a ébranlé le plus les convictions de l’institution. Selon ses calculs, la montée des inégalités entre 1985 et 2005 dans les pays de l’OCDE a amputé la croissance de 4,7 % en cumulé entre 1990 et 2010.

Les effets se poursuivent.

La faiblesse de la croissance économique, la chute de la productivité, la chute de la consommation, et de tous les autres indicateurs enregistrés dans les pays développés depuis la crise, en dépit des milliards distribués par toutes les banques centrales, trouvent sans doute une partie de leur explication dans l’immense fossé qui s’est creusé entre les revenus. Lutter contre ces inégalités est indispensable mais ne va pas être aisé, tant la déformation est devenue structurelle, reconnaît le rapport de l’OCDE.

Celui-ci pointe la recrudescence des emplois « non standards », c’est-à-dire intérimaires, à temps partiel, stages, auto-employeurs et autres, comme la principale cause de ce grand dérèglement. Ces emplois précaires sont devenus la norme dans les pays occidentaux. Un emploi sur deux créé depuis 1995 relève de cette catégorie. Cette tendance s’est accentuée encore depuis la crise. En France, plus de 80 % des emplois créés ces dernières années sont précaires. Les jeunes et les femmes en sont les premières victimes, note l’OCDE. « Beaucoup de travailleurs « non standard » sont perdants dans de nombreux aspects, comme les revenus, la sécurité de l’emploi et la formation. En particulier, les travailleurs temporaires, faiblement formés, sont confrontés à des pertes substantielles de salaires, de revenus, à l’instabilité », dit le rapport.

Ce déclassement provoque des répercussions en chaîne sur le niveau de vie, l’éducation des enfants, la santé, mais à plus long terme sur l’économie, la croissance, le modèle social, prévient le rapport. C’est pourtant ce modèle d’emploi que certains vantent tant en France… Même si les entreprises réclament cette flexibilité, les gouvernements ne peuvent se résoudre à cette situation, selon l’OCDE. « Il est très difficile d’imaginer une égalité des chances s’il existe une si large inégalité des revenus », relève le rapport qui milite pour la fin du laisser-faire des gouvernements. Cela passe, selon lui, par un débat sur l’organisation du marché du travail et de larges discussions avec les partenaires sociaux. Mais aussi par des politiques d’aide et de soutien, en ciblant en priorité les 40 % des plus touchés, en misant d’abord sur l’éducation et la formation.

Les politiques fiscales et de redistribution « constituent les instruments les plus efficaces et puissants de redistribution des richesses (…) La redistribution à travers les taxes et les transferts est souvent présentée comme un handicap à la croissance économique. S’ils sont bien conçus, une fiscalité plus élevée et les transferts pour réduire les inégalités ne nuisent pas à la croissance », assure le rapport. Il plaide aussi pour des réformes ambitieuses de la fiscalité. « Les gouvernements devraient réexaminer largement leur système fiscal pour s’assurer que les ménages les plus riches assument leur part dans la charge fiscale », insiste le rapport.

Cela passe, selon lui, par une hausse des taux d’imposition mais surtout par des remises en cause de tous les systèmes de niches, de déductions qui ont prospéré dans tous les pays occidentaux ces dernières décennies, amenant les plus fortunés à échapper de plus en plus à l’impôt. Ce qui vaut pour les plus riches vaut aussi pour les grands groupes, rappelle l’OCDE. Les gouvernements doivent tout mettre en œuvre pour que ceux-ci ne puissent plus éluder l’impôt, au travers des systèmes d’optimisation fiscale et de paradis.

D’où vient l’étrange impression que le gouvernement, en France, a choisi le chemin exactement inverse ?

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