Source: Interview de Philippe Ashkenazy – Laurent Mauduit – Mediapart – 14 février 2016
Tous rentiers ! Le titre du dernier livre de Philippe Askenazy est trompeur. Au premier coup d’œil, on pourrait être enclin à penser que l’économiste a changé de bord et qu’il nous invite à suivre les préceptes de la monarchie de Juillet, et de l’une de ses figures de proue, François Guizot, dont le commandement est passé à la postérité : « Enrichissez-vous ! »
Et pourtant non ! Philippe Askenazy est resté fidèle à lui-même. Et le sous-titre de son ouvrage vient tout aussitôt corriger la première impression : Pour une autre répartition des richesses. Chercheur au CNRS, professeur à l’École d’économie de Paris et à l’École normale supérieure (on trouvera ici son curriculum vitæ et ses publications), il n’a jamais cessé d’être un économiste de gauche – ce qui, de nos jours, est une qualité assez rare. Et il nous livre un ouvrage qui atteste même que la recherche économique est dynamique en France, si les politiques publiques sont, au même moment, totalement déprimantes.
Original, le travail de Philippe Askenazy, qui est aussi membre des Économistes atterrés, l’est même à un double titre. Il apporte la preuve qu’il existe réellement des politiques économiques alternatives de gauche, au moment où le consternant naufrage socialiste semble attester strictement du contraire. Et puis surtout, l’économiste nous invite à changer le regard que nous portons ordinairement sur les politiques à même de réduire les inégalités. Le plus souvent, pour réduire ces inégalités, le débat se focalise sur les instruments à mettre en œuvre pour mieux redistribuer les richesses. En clair, il se concentre sur les 1 % des contribuables les plus riches.
Mais pour Philippe Askenazy, c’est un prisme qui fausse les perspectives. Il faut accorder davantage d’attention aux 99 % restants qu’aux 1 %. Il y a plus important que la redistribution : c’est la distribution elle-même. En somme, l’économiste nous invite à réfléchir à la mécanique même de la distribution et à mettre le « re » entre parenthèses.
Tout son livre est donc une longue et précieuse analyse des mécanismes de la distribution actuelle et des rentes formidables qu’elles génèrent – et qui ne répondent en rien à des lois naturelles. Dans le lot, l’économiste décortique tout autant les rentes déjà bien connues, comme la rente foncière – au cœur des travaux de Ricardo ou de Marx – que les rentes nouvelles, celles dont profitent par exemple les immenses oligopoles privés qui se sont constitués autour des technologies de l’information et de la communication, ou encore des rentes plus particulières, comme celles des footballeurs.
En conclusion, l’ouvrage invite donc à réfléchir à deux questions majeures. Comment remettre en cause ces rentes indues dont profitent par exemple ces grands groupes ? Mais comment les salariés au bas de l’échelle des rémunérations peuvent-ils avoir, eux aussi, leur part de certaines de ces rentes ou de protections nouvelles ?
En ces temps sombres où les dirigeants socialistes ont totalement repris à leur compte la doxa néolibérale, l’essai de Philippe Askenazy – qui fait aussi transparaître sa colère à leur encontre – constitue donc indéniablement un bol d’air intellectuel. C’est la raison pour laquelle Mediapart a souhaité débattre de ce livre avec son auteur.
Référence: Philippe Askenazy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses (Odile Jacob, février 2016, 22,90 €)