Et tout à coup, il est là le citoyen…

Source: Christian Salmon – Blog -Mdediapart – 2 avril 2016

La légende de Lucrèce fait surgir la res publica de l’esprit de révolte.

Ce qu’on appellera plus tard la “sphère publique” est au départ un épiphénomène de la fureur des citoyens. Le premier forum est né de la colère de la masse ; à son premier ordre du jour, il n’y avait qu’un seul point : le rejet de l’infamie émanant du pouvoir dirigeant. C’est à partir de leur colère immédiatement éprouvée face à l’orgueil sans limites du roi que les simples habitants de Rome ont compris que, désormais, ils se voulaient “citoyens”.

Aussi, le consensus qui est à la base de ce que nous appelons aujourd’hui encore la “vie publique” repose sur l’unanimité des citoyens face à l’affront fait aux lois tacites des convenances et du cœur. Soulignons encore une fois ce qui fut décisif : ce que nous désignons aujourd’hui par le terme d’origine grecque “politique” dérive du sens de l’honneur et de la fierté des gens ordinaires.

Pour parler du spectre des affects liés à la fierté, la tradition européenne se sert du terme grec “thymos”. Et l’échelle thymotique de la psyché humaine comporte de nombreux degrés : de la jovialité, la bienveillance et la générosité à l’indignation, la colère, le ressentiment, la haine et le mépris, en passant par la fierté, l’ambition ou l’obstination. Or, tant que la fierté est au cœur du gouvernement d’une communauté politique, les questions d’honneur et d’honorabilité demeurent au centre de l’attention générale.

Le respect de la dignité civique est considéré comme le bien suprême. Et l’esprit public veille scrupuleusement à ce que l’arrogance et la cupidité, les deux forces principales et toujours virulentes de la communauté sociale, n’aient jamais la haute main dans la res publics. On voit ainsi clairement pourquoi il n’est pas anodin, de nos jours, de parler de la décadence de Rome et de faire le parallèle avec la situation actuelle. Celui qui tient ce genre de discours reconnaît implicitement qu’il croit que, le moment venu, succédera à la république moderne – née voilà plus de deux cents ans de la colère antimonarchique ayant animé les révolutions américaine et française – une phase postrépublicaine. Celle-ci se caractériserait par une nouvelle coexistence du pain et des jeux ou, pour parler en termes plus contemporains, par une synergie de l’Etat social et de l’industrie du divertissement. Force est de constater que les signes avant-coureurs d’une telle synergie sont omniprésents.

Le discours sur la “postdémocratie” qui nous vient de Grande-Bretagne – c’est-à-dire l’idée que les ­éminentes compétences des grands décideurs ­politiques peuvent nous permettre de faire l’économie de la participation des citoyens – n’a-t-il pas subrepticement conquis les directions des partis et les séminaires de sociologie du monde occidental ? Ne sont-ils pas légion, ceux qui se sont mis existentiellement à couvert – à la manière des stoïciens et des épicuriens de jadis – et se sont résignés à ce que la bureaucratie, le spectacle et l’accumulation de biens privés ­marquent aujourd’hui l’horizon ultime ?

On pourrait tirer de ces observations la conclusion hâtive que, au crépuscule de cette deuxième ère républicaine que nous appelions “modernité politique”, les tendances post­démocratiques se sont déjà entièrement imposées. Il ne nous resterait alors plus, à nous les habitants de la deuxième res publica amissa (de la communauté abandonnée), qu’à attendre le retour des Césars – et de leur version de ­pacotille, les populistes, si tant est que le populisme nous apporte aujourd’hui la preuve que le césarisme fonctionne aussi avec des figurants. (…)

Et tout à coup il est de nouveau là, sur scène, le citoyen thymotique, le citoyen sûr de lui, informé, réfléchi et désireux de prendre part aux décisions, et quel qu’il soit, homme ou femme, il porte plainte devant le tribunal de l’opinion publique contre le fait que ses préoccupations et ses idées ne sont pas représentées dans le système politique actuel. Il est de nouveau là, le citoyen toujours apte à se révolter, parce que, malgré tous les efforts qui ont été déployés pour le réduire à un fatras libidinal, il a conservé son sens de l’affirmation de soi et il manifeste ces qualités en portant sa dissidence sur la place publique.

Le citoyen turbulent refuse d’avaler tout ce qu’on lui sert en politique, de s’abstenir d’exprimer des opinions “contre-productives”. Et, tout à coup, ce citoyen informé et révolté s’avise, on ne sait comment, de prendre au pied de la lettre le paragraphe 2 de l’article 20 de la Loi fondamentale [Constitution allemande], qui stipule que tout pouvoir de l’Etat émane du peuple.

Qu’est-ce qui l’a pris de lire le mystérieux verbe “émaner” comme une invitation à sortir de ses quatre murs pour aller exprimer ce qu’il veut, ce qu’il sait et ce qu’il redoute ? A la source du sentiment de communauté des Romains, il y avait le refus de supporter plus longtemps l’arrogance démesurée de leurs dirigeants. Aujourd’hui aussi, d’innombrables citoyens voient des raisons de s’élever contre la morgue de leurs dirigeants. Même si cette morgue est devenue anonyme et si elle se cache derrière des systèmes soumis à une contrainte extérieure, de temps à autre les citoyens, en particulier en tant que contribuables et destinataires de discours creux à visée électoraliste, voient néanmoins assez ­clairement à quel jeu on joue avec eux.

Mais pourquoi diable les gens ne peuvent-ils pas rester tranquillement à la place qu’on leur a assignée ? Pourquoi ne peut-on plus compter sur leur léthargie, essentielle pour le système ? Dans une démocratie représentative, les citoyens servent en premier lieu de fournisseurs de légitimité aux gouvernements. C’est pour cette raison que, à intervalles espacés, ils sont invités à exercer leur droit de vote. En revanche, entre les scrutins, c’est avant tout par leur passivité qu’ils peuvent se rendre utiles ; leur tâche principale consiste à exprimer par leur silence leur confiance envers le système. Pour être polis, contentons-nous de constater qu’une telle confiance est devenue une ressource rare.

Même les politologues de cour, à Berlin, parlent du fossé manifeste entre la classe politique et la population. Mais les experts n’osent encore émettre ce dur diagnostic : la politique de dépolitisation du peuple est en passe d’échouer. Les Romains de l’époque des Césars étaient parvenus à mener à bien une dépolitisation magistrale : pour répondre aux exigences des citoyens, les élites de l’empire leur proposaient des ersatz passablement satisfaisants – en dépit des signes évidents de la décadence postrépublicaine.

Ils avaient su éveiller dans le civis Romanus la fierté des activités civilisatrices de l’empire ; ils avaient rallié les peuples de la périphérie au centre en adoptant la manière douce ; ils avaient été suffisamment intelligents pour garantir aux masses urbaines une participation au narcissisme théâtral du culte des césars. En comparaison, l’incompétence de notre classe politique dans tous les aspects de l’économie thymotique saute aux yeux. Elle n’a bien souvent rien de plus à offrir aux citoyens que la perspective d’une participation à son propre fonctionnement misérable – une offre que la population n’accepte en règle générale que lors d’un carnaval et des oraisons rituelles. Depuis quelque temps, lorsqu’on demande aux instituts de sondages comment le peuple considère les performances de ses gouvernants, ils nous répondent le plus souvent : avec mépris. Inutile de préciser que ce terme appartient au vocabulaire élémentaire de l’analyse thymotique et figure tout en bas de l’échelle de la fierté. Aussi, lorsqu’il est utilisé avec une fréquence et une virulence telles, il devient évident que la gestion psychopolitique de notre communauté déraille amplement. Le songe des systèmes engendre des monstres.

C’est ce que vivent les dirigeants à leur manière lorsque les citoyens insatisfaits s’opposent à leurs projets et à leurs procédures. Sans surprise, le mépris répond spontanément au mépris. A Stuttgart et à Berlin, la dissidence malvenue des citoyens a été combattue dans un climat de frayeur, avec un vaste déploiement de policiers et d’insultes.

C’est donc à cela que ressemble cette chose sombre d’où émane le pouvoir de l’Etat ? “Contestataires professionnels, anarchistes dilettantes, démocrates d’apparat, égoïstes générationnels, laissés-pour-compte de la prospérité” : voilà en quels termes le gouvernement du Land de Bade-Wurtemberg et ses alliés à Berlin se sont exprimés face aux dizaines de milliers de personnes descendues dans la rue pour s’opposer à un grand projet en voie d’émiettement.

Doit-on pardonner ces choix lexicaux parce que ceux qui les ont faits étaient en état de choc ? Non, bien au contraire, il faut être reconnaissant à ces responsables politiques d’avoir enfin exprimé ce qu’ils pensent des citoyens. Il mérite d’être souligné qu’une partie considérable de la presse, y compris de qualité, a été prête, en pleine tourmente, à s’identifier à la classe politique : on a récemment qualifié les manifestants de “citoyens en furie” – cette remarque aurait d’ailleurs été tout à fait judicieuse si elle avait porté en elle la mémoire du lien originel entre révolte et République. Hélas, elle n’a servi qu’à chasser comme des mouches les indésirables dissidents.

Pour le reste, on voit que bien des journalistes savent comment apporter leur contribution à l’œuvre d’exclusion des citoyens. (…) Exclure les citoyens par la résignation, c’est jouer avec le feu, car à tout moment la résignation peut se transformer en son contraire, la révolte ouverte et la colère manifeste. Et, une fois que la colère se fixe sur un thème, il n’est pas facile de l’en détourner.

A cela s’ajoute, du côté de la classe politique, que l’exclusion moderne des citoyens veut se présenter comme une “inclusion”. La dépolitisation des citoyens doit rester associée à une politisation résiduelle minimale pour assurer l’autoreproduction de l’appareil politique. Les citoyens de notre hémisphère ne sont jamais autant tenus à l’écart de la politique qu’en leur qualité de contribuables. L’Etat moderne est parvenu à imposer aux citoyens leur rôle le plus passif au moment où ils versent leur contribution à la caisse commune. Au lieu de mettre en avant la qualité de donateur du contribuable et de souligner avec respect le caractère de don de l’impôt, l’Etat fiscal moderne accable le citoyen de cette fiction dégradante : le contribuable aurait une dette massive envers la caisse commune, une dette telle qu’il ne pourrait l’effacer qu’en payant ses traites à vie.Les citoyens forment dès lors le groupe sur lequel pèse la dette collective, et ils paieront jusqu’à leur dernier soupir pour ce que les responsables de leur exclusion mettent aujourd’hui sur leur dos.

Qu’on ne vienne pas dire que la politique actuelle n’a plus de vision. Il reste une utopie sociale : si la chance est de notre côté et si nous faisons tous notre possible, à terme nous parviendrons même à réaliser l’impossible, à savoir éviter la banqueroute de l’Etat. Et cette utopie devient l’étoile rouge qui luit dans le ciel au crépuscule de la démocratie.

Depuis le début de la crise financière, en 2008, de nombreux commentateurs soulignent les dangers de la spéculation sur les marchés financiers. Et pourtant rien n’a été dit sur la plus dangereuse des spéculations : ne tirant aucune leçon des crises, la plupart des Etats modernes spéculent sur la passivité de leurs citoyens. Les gouvernements occidentaux parient que les leurs continueront à se rabattre sur le divertissement ; les gouvernements asiatiques parient sur l’éternelle efficacité de la répression ouverte. L’avenir sera déterminé par le résultat de la compétition entre le mode euro-américain et le mode chinois d’exclusion des citoyens.

Tous deux reposent sur le principe qu’il serait possible de contourner le devoir de représentation éclairée et d’ignorer dans l’action politique le savoir et la volonté des citoyens, et ce en continuant à compter sur une forte passivité citoyenne. Jusque-là, tout a étonnamment bien marché. Même en ce mois de décembre fatidique de l’année 2009, après l’échec du sommet de Copenhague sur le climat, les citoyens européens ont préféré s’affairer à leurs achats de Noël plutôt que s’occuper de politique. Ils ont préféré rentrer chez eux les bras chargés de paquets plutôt que d’infliger, symboliquement du moins, le supplice – mérité – du goudron et des plumes à leurs “représentants” revenus les mains vides du Danemark.

Nul besoin d’être devin pour savoir ceci : ces bulles spéculatives éclateront tôt ou tard, parce que, à l’ère de la civilisation numérique, aucun gouvernement au monde n’est à l’abri de la révolte de ses citoyens. Et, lorsque la colère accomplit son œuvre, de nouvelles formes de ­participation politique voient le jour. La postdémocratie à notre porte devra attendre.

Peter Sloterdijk

Texte intégral ici: http://www.courrierinternational.com/article/2010/11/25/les-citoyens-ne-se-laisseront-pas-faire

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