L’offensive libérale contre le monde du travail

Note: Hélas… l’analyse de Jacques Le Goff est toujours d’une triste actualité, bien qu’elle date de plus de 30 ans!

Source: Jacques Le Goff – Le monde diplomatique – avril 1988

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L’entreprise à l’assaut des conquêtes sociales

Tragique évidence : le droit du travail traverse l’une des périodes les plus sombres de sa brève histoire. Piètre consolation : cette situation affecte pratiquement tous les pays (1). En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en RFA, en Italie… partout la précarité gagne du terrain (2), tandis que battent en retraite les organisations syndicales, les institutions représentatives du personnel, les grands droits collectifs conquis de haute lutte (en particulier le droit de grève). Partout le vent de la déréglementation souffle en tempête et met à mal les digues patiemment édifiées depuis les années 1850-1900. Plus grave sans doute, il les ébranle dans leurs fondations mêmes, dans leur principe de légitimité : «A quoi bon, fait-on observer ici ou là, un droit du travail, privilège des “nantis” (3), quand l’important dans un contexte de chômage généralisé se situe du côté de l’emploi…  

Et précisément, les difficultés d’embauche ne sont-elles pas la conséquence “naturelle” d’une législation “grand-maternelle”(Leroy-Baulieu), desservant, dans le fond, les intérêts de ceux que l’on voulait protéger.» On connaît ces variations sur le  » fléau du bien » (4) qui rejoignent les imprécations d’un Hayek contre le « mirage de la justice sociale » (5). Elles sont loin de n’être l’apanage que de quelques cénacles de néo ou ultra-libéraux. Leur puissance de séduction leur assure une diffusion capillaire qui amplifie très sensiblement la crise du droit du travail. Crise de la technologie et des pratiques juridiques, mais aussi crise du discours idéologico-culturel, ébranlé non seulement par la nouvelle donne économique mais également, et peut-être surtout, par le retour en force du modèle libéral contre lequel s’était édifié le droit du travail.

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« La situation actuelle pose la question des rapports de l’économie et du social (6). » A partir de 1983, cette questions devient centrale ou plutôt le redevient. Et le plan de rigueur du gouvernement socialiste en est la preuve la plus éclatante. Il est vrai que l’euphorie de la période de croissance avait engendré l’illusion d’un social soumis aux seules lois de son propre développement, affranchi des contraintes d’une économie assez prospère pour autoriser tous les espoirs. Tout paraissait possible… ou presque. Il a bien fallu se rendre à l’évidence : ce que l’on prenait pour une bourrasque était en réalité un phénomène tellurique imposant à tous une révision des stratégies sociales. 1983 peut être, à cet égard, considéré comme l’année de l’aveu : le social ne peut plus être pensé autrement qu’étroitement indexé sur l’économique. Une pensée nouvelle de leur mode d’articulation s’impose d’urgence.

Travailler comme des Asiatiques

Le débat n’en demeure pas moins très ouvert sur le point de savoir jusqu’où peut et doit aller le réajustement du social au « maître » qui vient de découvrir sans pudeur son visage. Deux grandes thèses s’affrontent. La thèse socialiste ou « deuxième gauche », qui prend acte des exigences impérieuses de l’économie tout en refusant de lui offrir le social en holocauste. « Si le progrès social dépend du progrès économique, affirme M. Jacques Delors, il devra être considéré de plus en plus comme un élément essentiel pour le succès de la politique économique (7) « . M. Michel Delebarre se refuse à souscrire au « schéma selon lequel l’économie devrait strictement dominer le social (8) « . En clair « le social n’est pas un sous-produit de l’économie, il en est un élément essentiel (9) « .

De leur côté, les libéraux de stricte obédience, si prompts à déchiffrer dans cette malédiction « naturelle » le signe de quelque châtiment expiatoire, prêchent l’humilité devant les faits « qui prennent leur revanche… On vous avait mis en garde. Voyez où votre présomption prométhéenne nous a conduits… »! Après les délires « constructivistes », et « artificialistes », retour donc au « sérieux », conversion à la réalité et à ses lois : « L’économie détermine le social (10). « 

N’insistons pas sur l’argumentation d’un discours bien connu (11). Soulignons, en revanche, sa banalisation dans les pratiques qui en dévoilent les ressorts : réhabilitation du profit et du pouvoir patronal sous couvert de restauration de l’économie dans son primat. Comment ne pas être frappé de l’impudence, voire du cynisme crûment affichés depuis quelque temps par certains chefs d’entreprise qui n’hésitent plus à annoncer bruyamment des licenciements pour « améliorer le taux de profit » ou à mettre en garde leurs salariés par des propos jusqu’alors inusités : « Si vous ne travaillez pas comme des Asiatiques, nous sommes foutus ». La « revanche des faits » ne serait-elle pas aussi, en de nombreux cas, une revanche des hommes, soucieux de maximiser l’effet de situation? Tout se passe finalement comme si le social devait redevenir un « sous-produit » de l’économie, apprécié à la seule aune de la rentabilité et de la productivité.

« Entre 300 000 et 400 000 embauches supplémentaires ». Chacun garde en mémoire le nombre mythique avancé par M. Gattaz pour vanter les mérites de la suppression de l’autorisation administrative de licenciement économique (lois des 3 juillet et 30 décembre 1986). Ici et là on s’était pris à rêver d’une nouvelle terre promise. On connaît la suite… Nous ne sommes pas sortis du désert. Tant s’en faut. Car outre l’échec prévisible, et prévu, de cette mesure, il faut souligner son influence délétère sur le climat social de nombreuses entreprises (12). Les salariés ont, en effet, eu le sentiment de perdre une protection importante, de se trouver privés, dans un contexte précarisant, d’un instrument d’équilibrage des relations avec l’employeur. Le fort taux d’autorisation n’empêchait pas l’intervention de l’inspecteur du travail d’apparaître comme une garantie contre l’arbitraire, comme un moyen de contenir le pouvoir de l’employeur sur un point stratégiquement décisif, spécialement dans les entreprises dépourvues de représentation du personnel. A l’heure actuelle, la tétanisation que suscite la crainte de perdre son emploi a d’indéniables effets entropiques sur l’ensemble du droit du travail, déstabilisé et paralysé dans sa mise en œuvre par peur de se singulariser. Et de proche en proche, la subordination brutale du social à l’économique provoque un mouvement en chaîne de stérilisation du droit (particulièrement en matière de représentation du personnel).

D’autres mesures empreintes d’un libéralisme moins intransigeant visent une adaptation du social sur un mode tempéré. L’objectif est d’assouplir le droit en vue de le mettre au service de la politique de l’emploi. Objectif certes louable. Mais il faut bien constater qu’en pratique l’assouplissement confine à une véritable abdication.

La loi du 17 juin 1987 sur l’aménagement du temps de travail est révélatrice de cette dérive. Un an auparavant, M. Michel Delebarre, par une loi de février 1986 portant sur le même objet, s’était efforcé de maintenir social et économique dans un rapport de tension, d’échange global sur le mode du « donnant-donnant ». Tout aménagement de quelque ampleur, tel que la modulation de la durée du travail, devait trouver sa contrepartie dans une réduction de la durée moyenne du travail. Par ailleurs, tout accord d’entreprise était subordonné à un accord-cadre au niveau de la branche. Or, avec la loi de juin 1987 non seulement le second garde-fou disparaît, mais il n’est plus fait mention de mesures de compensation obligatoires aux astreintes nées de l’aménagement. L’affaire est laissée à la discrétion des partenaires sociaux : « Même si la réduction du temps de travail parait être la contrepartie la plus naturelle des variations d’horaires imposées aux salariés, il appartient aux partenaires sociaux de définir librement par voie conventionnelle la nature et l’importance des contreparties au bénéfice du personnel (13). » Hormis quelques grands accords positifs, le tout-venant de la négociation tend à s’inscrire sur le fond de compromis plutôt négatifs du type aménagement ou… licenciements.

L’adaptation des régimes du contrat à durée déterminée et du contrat de travail temporaire procède d’une même inspiration. Amorcé par la loi da 25 juillet 1985, à l’initiative du gouvernement socialiste, le mouvement s’est trouvé nettement amplifié par l’ordonnance du 11 août 1986 supprimant un élément important du dispositif limitatif (liste des cas de recours) tout en rappelant sous forme de pétition de principe le caractère de droit commun du contrat à durée indéterminée : « Le contrat à durée déterminée ne peut avoir pour objet de pourvoir durablement un emploi lié à l’activité normale et permanente de l’entreprise ». Ce faisant, et malgré le maintien de certaines dispositions protectrices, le champ du travail précaire a connu une croissance accélérée. Selon l’INSEE, 70% des recrutements de 1986 dans les entreprises de plus de 50 salariés se sont faits avec un contrat à durée déterminée (14). En France, comme aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, de plus en plus de salariés doivent quitter leur statut de permanent pour être dans bien des cas réembauchés presque immédiatement sous régime précaire. Banalisés, les contrats à durée déterminée et les contrats de travail temporaire tendent à devenir des instruments ordinaires de gestion de la main-d’œuvre.

Il ne fait plus de doute que les divers régimes dérogatoires instaurés en faveur de catégories particulières de demandeurs d’emploi (surtout les jeunes) alimentent cette tendance. Les stages d’insertion à la vie professionnelle (SIVP) (15), en particulier, sont « utilisés à tort et à travers parce qu’ils coûtent moins cher aux patrons (16) « , avec les conséquences que l’on sait pour les travailleurs permanents. Dès avril 1987, l’ANPE attirait l’attention sur les « effets d’éviction au détriment d’autres classes d’âge ». Le diagnostic s’est confirmé.

Enfin, pas de stratégie active qui ne passe aujourd’hui par la « mobilisation du social » autour d’un « projet », et d’un « programme » ou d’un « plan ». Il s’agit de faire de la dynamisation des salariés un facteur de prospérité. Dans son principe, cet objectif ne présente rien de choquant. Et d’ailleurs le succès des cercles de qualité et autres « groupes » de progrès montre bien l’intérêt qu’y portent les travailleurs, dans le fond satisfaits de voir ainsi reconnues et valorisées des compétences souvent en jachère (17).

Il est néanmoins permis de se demander si une telle stratégie n’est pas insidieusement porteuse de graves menaces pour un social pourtant promu au rang de « moteur du progrès ». Elle repose en effet entièrement sur le postulat d’une nécessaire coïncidence d’intérêts entre les salariés et l’entreprise. La coïncidence est sans doute réelle pour une bonne part comme le soulignent les progrès de l’esprit d’entreprise. Mais sous prétexte de valoriser le social on en vient finalement, par le néocorporatisme (18) et le patriotisme qui l’accompagne, à nier son autonomie, fût-elle relative, et à reconnaître un minimum de distance entre les diverses composantes de l’entreprise et la possibilité offerte d’exprimer les divergences à travers le réseau des contre-pouvoirs. L’unanimisme et le conformisme qu’il engendre ne font pas habituellement le meilleur ménage avec la démocratie. Que la productivité devienne le seul critère d’appréciation de la qualité du social, voilà qui ne laisse pas d’effrayer. A ce compte, il faudra sans tarder frapper d’ostracisme tous ceux (handicapés divers, inadaptés sociaux…) dont la rentabilité n’est pas avérée. La mobilisation du social se paiera-t-elle d’exclusion renforcée du monde du travail? Le risque est réel.

Baisse des effectifs syndicaux (19), recul de la participation aux élections professionnelles (20), relative désaffection vis-à-vis des institutions représentatives du personnel, pénurie de candidatures, doute quant à l’efficacité de ces instances, recours de plus en plus fréquent au référendum… l’entreprise est devenue au cours des dernières années le cadre idéal de stratégies fondées sur le primat militant de l’individu libéré des contraintes de l’idéologie taylorienne (21) pour être immédiatement réintégré dans des collectifs très homogènes. Ce double mouvement est très bien analysé par Philippe Messine lorsqu’il décrit la « stratégie du grain de sable » qui contribue « à ce que les particules soient aussi dures et abrasives que possible en évitant qu’elles ne s’agglomèrent malencontreusement. Le regroupement des travailleurs sur des objectifs définis de manière indépendante, donc critique, risquerait de dynamiter le projet. Aussi est-il souhaitable que le salarié s’identifie aussi totalement à son entreprise que l’enfant à sa famille… (22) « . En fait, ce qui est ainsi mis en évidence c’est très exactement le modèle libéral des relations sociales, tel qu’on l’a vu fonctionner pendant tout le dix-neuvième siècle et plus tard. Le social n’est plus, dans cette perspective, le lieu de constitution d’une identité collective, stable, prenant place dans un jeu de pouvoir, mais l’instrument de libération et de maximisation du potentiel des individus dans un processus inscrit dans une logique d’efficacité et de productivité.

Il y a dans ces pratiques nouvelles, qui ne sont pas à rejeter d’un revers de main, motif à désappointement mais aussi à affronter audacieusement la question désormais centrale de la ré-articulation entre l’individu et le collectif, de l’invention d’un « nouveau social ». M. Jean Auroux avait bien pressenti l’importance de cet enjeu lorsqu’il conçut l’idée des groupes d’expression des salariés. La réponse s’est avérée insuffisante (23), mais le sillon mérite encore d’être creusé.

Est-il surprenant que le droit du travail subisse rudement les contrecoups de tels changements? La logique contractualiste, civiliste, a déjà regagné une partie du terrain cédé pas à pas, pendant un siècle, à la logique statutaire avec l’affermissement et l’extension du dispositif légal et conventionnel. Elle explique que, en présence de propositions de modification des conditions d’emploi et de travail, les salariés en principe « libres » de refuser n’aient en fait d’autre choix que l’accord ou… le licenciement. Et cette pratique se généralise. Nombre d’entre eux « acceptent » les accommodements, voire renoncent à certaines garanties prévues par les textes. Puisqu’ils sont « d’accord » pourquoi protesteraient-ils? Ainsi, par touches successives et parfois avec l’aval des juges (24), le droit du travail bascule-t-il insensiblement du statut vers là contrat individuel avec un risque considérable d’aggravation de la crise de confiance dans les vertus du collectif.

Un autre danger majeur menace le droit du travail : le déplacement d’une part de plus en plus importante de l’activité normative du centre (loi, conventions de branche) vers la périphérie, vers l’entreprise désormais parée de toutes les venus (25).

« Vous signez ou je licencie… »

En l’espace de cinq ans, les positions de uns et des autres ont considérablement évolué au point de se présenter aujourd’hui à fronts renversés. Côté CNPF, le changement d’analyse est particulièrement saisissant. 1981 : le rapport Auroux préconise un développement de la négociation d’entreprise en harmonie avec la négociation de branche (26). M. Yvon Chotard proteste et fait part de sa crainte que « les conventions collectives qui déterminent pour l’ensemble des entreprises d’une branche les salaires et les conditions de travail ne deviennent… un échelon qui perde petit à petit de l’importance par rapport aux accords d’entreprise (27) « . Et M. Barrot, au cours des débats de 1982, dénoncera le risque de « balkanisation des rapports sociaux (28) « . 1987, M. Périgot plaide pour « la décentralisation de la négociation collective », M. Guillen précisant pour sa part que « le CNPF recommande un redéploiement de la politique contractuelle. En dehors des problèmes relatifs à la prévoyance sociale, Il importe de renvoyer au plan des entreprises le maximum de questions afin qu’elles soient traitées au plus près des réalités (29) « .

La loi du 22 juin 1987 sur l’aménagement du temps de travail leur donne entière satisfaction sur ce point… comme sur les autres. L’article L 212-2 indique en effet qu’ « il peut être dérogé par convention ou accord collectif étendu ou par convention ou accord d’entreprise ou d’établissement à celles des dispositions… relatives à l’aménagement et à la répartition des horaires de travail à l’intérieur de la semaine, ainsi qu’aux modalités de récupération des heures de travail perdues… ».

Un tel déplacement de l’activité normative, du centre vers la périphérie, comporte certains avantages incontestables (souplesse, meilleure adéquation du social aux exigences économiques), mais il recèle également de très graves dangers pour le droit du travail.

D’une part, le risque d’une flexibilité généralisée : l’incidence de textes comme celui de juin 1987 déborde, en effet, très largement son objet. Ils affectent, par contagion, d’autres domaines en donnant à penser de proche en proche que tout ou presque est négociable, y compris les règles réputées d’ordre public. L’inquiétude paraît d’autant plus fondée que depuis quelques années, des associations patronales n’hésitent pas à mettre en cause très ouvertement l’ordre public social « carcan hiérarchique et institutionnel » et plaident pour une inversion de la situation actuelle. Ainsi Entreprise et progrès, le mouvement Entreprise à taille humaine industrielle et commerciale (ETRIC) et l’Institut de l’entreprise préconisent-ils un système juridique particulièrement flexible dans lequel la règle deviendrait l’ « accord collectif d’entreprise » (30) et l’exception la loi et le règlement. Alors qu’actuellement la dérogation doit être expressément prévue par les textes, dans ce système, elle serait de plein droit — sauf mention contraire. Ainsi la loi deviendrait-elle une « solution supplétive » (31). On ne pouvait aller plus loin dans la déréglementation.

D’autre part, le risque de voir s’engager des négociations factices. Pour être crédible, une négociation suppose un minimum d’équilibre entre les forces en présence. Cet équilibre peut encore se réaliser au niveau de la branche et de l’interprofession. Mais, hormis les grandes entreprises très minoritaires en nombre, qui peut affirmer que dans les établissements de petite et moyenne taille cette condition sera remplie? De nombreux exemples montrent déjà que les sections syndicales ne font pas véritablement le poids dans ce dernier cas. Et la négociation, au lieu de se jouer sur le mode du « donnant-donnant » prend souvent des allures de plan Orsec : « Vous signez ou je licencie… Vous avez le choix »! Et là où les syndicats ne sont pas implantés, la tentation sera forte de « négocier » avec le comité d’entreprise ou les délégués du personnel, voire directement avec le personnel sollicité par référendum. Les accords pudiquement dénommés « dérogatoires » alors qu’ils sont parfaitement illégaux ont proliféré depuis deux ou trois ans et l’on ne voit guère pour l’heure le moyen d’en contenir le flot. Signalons d’ailleurs que cette pratique va tout à fait dans le sens des propositions d’Entreprise et progrès qui mettent hors jeu le délégué syndical au profit de « mandataires élus » plus « conscients des contraintes qui s’imposent à leur propre entreprise, plus ouverts aux souplesses demandées par la direction pour accroître une productivité sans laquelle aucune réponse satisfaisante ne peut être fournie aux aspirations des mandants (32) « .

Ce très net retour au « privé » est corroboré par la résurgence de certains des traits caractéristiques du patronat de droit divin, plus sûr que jamais de son bon droit. Il est le signe indiscutable d’une crise de l’espace public dont l’histoire prouve qu’il constitue le support naturel des conquêtes démocratiques.

Sans céder au catastrophisme, on a tout de même des raisons de se montrer inquiet de l’avenir du droit du travail, menacé par le retour en force d’un modèle socio-économique et idéologico-culturel historiquement éprouvé, avec les conséquences que l’on sait. Il va de soi qu’il n’est pas question d’en revenir à l’effrayant silence des fabriques du dix-neuvième siècle. Mais si la tendance devait se poursuivre qui peut dire ce qu’il adviendrait de la parole des travailleurs, si chèrement conquise?

Jacques Le Goff

Docteur en sciences politiques, inspecteur du travail.

(1Antoine Lyon-Caen et André Jammaud, Droit du travail, démocratie en crise, Actes-Sud, Arles, 1986.

(2Pour la Grande-Bretagne, voir Bernard Cassen, « Chômeurs et rentiers au pays du néo-libéralisme réel », Le Monde diplomatique, juin 1987; pour les Etats-Unis, voir Pierre Dommergues, « L’Amérique s’interroge sur la meilleure façon de gérer son déclin », Le Monde diplomatique, octobre 1987.

(3Rapport Dalle-Bounine, Pour développer l’emploi, juin 1987.

(4Philippe Beneton, le Fléau du bien. Essai sur les politiques sociales occidentales, (1960-1980), Laffont, Paris, 1983.

(5Sous-titre du tome 2 de l’ouvrage de Frédéric von Hayek, Droit, législation et liberté,PUF, Paris, 1981.

(6Pierre Rosanvallon, in préface de G. Roustang, Travailler autrement, Dunod, Paris, 1983.

(7Revue de droit social, octobre 1982.

(8Sénat, J.O. Débats, du 29 janvier 1986, p. 100.

(9Ibid.

(10M. Pierre-Christian Taittinger, Sénat, J.O. Débats du 29 janvier 1986, p. 75.

(11Cf. Claude Julien, « Le corset libéral », Le Monde diplomatique, novembre 1984.

(12Les contrats de reconversion, qui rencontrent peu de succès, n’ont que très faiblement limité les rigueurs de cette mesure.

(13Circulaire de la Direction des relations du travail, 87/7 du 30 juin 1987.

(14Le Monde du 13 octobre 1987.

(15Cf. Alain Lebaube, « Le succès ambigu des SIVP : une façon détournée d’embaucher à moindres frais », le Monde, 5 janvier 1988.

(16Edmond Maire, le Monde, 19 août 1987.

(17A titre indicatif, les deuxièmes assises de l’Association française des cercles de qualité (AFCBRQ) ont réuni 12 000 personnes en juin 1987.

(18Cf. Alain Supiot, « Notes sur le néo-corporatisme en France », Droit et Société,1987, n° 6.

(19Selon l’Institut syndical européen, « le taux de syndicalisation se situerait dans une fourchette comprise entre 12 et 16% »; cité par Michel Noblecourt, « Les syndicats peau de chagrin », le Monde du 19 novembre 1987.

(20Taux d’abstention de plus de 50% aux dernières élections prud’homales de décembre 1987.

(21Le rapport entre l’affirmation de l’individu et la crise du taylorisme est bien mis en évidence par Jean Bunel : dans « Le réenchantement de l’entreprise », Sociologie du travail, mars 1986, p. 262.

(22Liberté, égalité, modernité, Laffont, Paris, 1985, p. 88.

(23En dépit des changements positifs des pratiques de pouvoir (cf. notre ouvrage : Du silence à la parole, Calligrammes, Paris 1985, p. 333 et suivantes), le dispositif a rapidement atteint ses limites et, comme le souligne Daniel Martin « Il n’a pas produit, sauf dans de petites organisations à fonctionnement démocratique, la révolution culturelle que certains appelaient de leurs vœux. » (« L’expression des salariés : technique de management ou nouvelle institution? », Sociologie du travail,février 1986, p. 192).

(24Cf. l’article fulminant de Gérard Lyon-Caen : « Les juges brûlent le code du travail », le Monde du 3 décembre 1987.

(25Cf. Bernard Cassen, « Un nouveau maître à penser, l’entreprise », Le Monde diplomatique, août 1987.

(26Cf. la loi du 13 novembre 1982.

(27Revue des deux mondes, 1982, p. 21.

(28Assemblée nationale, J.O. Débats 1982, p. 2129.

(29Assemblée générale du CNPF ( Liaisons sociales, du 5 juillet 1987).

(30Cf. la brochure intitulée le Contrat collectif d’entreprise, février 1987.

(31Ibid.

(32Ibid.

 

Une réflexion sur “L’offensive libérale contre le monde du travail

  1. Ça me laisse toujours pantoise de voir que malgré les abus du patronat, il n’y ait pas plus de personnes syndiquées. Les syndicats sont loin d’être parfaits mais plus on est nombreux à les rejoindre, plus on peut faire bouger les choses de l’intérieur. Les lieutenants du libéralisme ont bien réussi leur coup : il y a si peu de solidarité entre employés, c’est à vomir… pourtant, la solution est si simple : l’union fait la force, même si personne n’a dit que c’était facile.

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